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De la Guerre d’Indochine vue par Guillaume Nicloux au trafic de drogue mis en scène par les réalisateurs de L’Etreinte du serpent, en passant par le périple d’un lépreux égyptien et de deux Kenyanes amoureuses : aperçu régulièrement mis à jour des films vus à Cannes mais auxquels nous n’avons pas consacré de longues chroniques. Dernière mise à jour : le Prix Un Certain Regard obtenu par le beau conte fantastique Gräns.
GRÄNS (Border) d’Ali Abbasi (Un Certain Regard). Prix Un Certain Regard, cet hybride entre les différents pays scandinaves (un réalisateur danois, une actrice suédoise et un acteur finlandais, un récit situé en Suède), fait du gommage des frontières sa motivation et sa force. À partir de l’histoire de Tina, tenue à la lisière de l’humanité par sa difformité et son don particulier (elle peut sentir, par son odorat, les émotions des gens), et de sa rencontre avec un homme qui lui ressemble enfin), Gräns emboîte le pas à la réplique du film Cloud Atlas « les frontières sont des conventions faites pour être transcendées ». Les délimitations entre animal et humain, homme et femme, sont traversées tant de fois dans un sens ou l’autre que leur existence finit par ne plus être une évidence. Abbasi atteint l’accomplissement du cinéma de genre, nous faire ressentir un mélange de jubilation et d’angoisse, de sensations viscérales et d’une réflexion intelligente, jusqu’à son climax sexuel et narratif. Même s’il s’engage ensuite dans une nouvelle intrigue, malheureusement moins inspirée et moins juste, le film reste dans son ensemble une surprise marquante et troublante.
THUNDER ROAD de Jim Cummings (ACID) : Thunder Road, premier long-métrage de l’américain Jim Cummings qui y fait tout (scénariste, réalisateur, interprète principal), irrite un peu et impressionne pas mal. Le cadre donné au récit a de quoi rebuter – la complainte d’un homme blanc qui fait tout bien et courageusement, mais a épousé une femme « mauvaise » (droguée, voulant le priver de la garde de leur fille…) ; à quoi il faut ajouter que le héros a pour meilleur ami un personnage noir subalterne, qui n’existe qu’à travers cette relation. Toutefois Jim Cummings est très talentueux dans tout ce qu’il entreprend, ce qui lui permet de composer des séquences très fortes, en solo (deux impressionnants monologues filmés en plan-séquence, devant l’assistance dans une église puis plus tard sur le parking du commissariat) et en duo – des conversations intenses, prenant des tournants inattendus, avec un instituteur, un juge, la sœur du personnage principal… De quoi permettre à Thunder Road d’emporter l’adhésion, malgré les réserves qu’il occasionne.
BAD BAD WINTER d’Olga Korotko (ACID) : Bad bad winter nous vient du Kazakhstan, pays de sa réalisatrice Olga Korotko. Pour son premier long-métrage, celle-ci relate le retour dans sa petite ville natale d’une jeune femme ayant déménagé dans la capitale avec ses parents. Après le décès de sa grand-mère, elle est venue vider et vendre sa maison ; elle va s’y retrouver séquestrée par des amis d’enfance, qui exigent d’elle une aide financière – son père a fait fortune, ce qui a précipité la rupture entre leur famille et la ville. Le film aurait gagné soit à être moins long, soit à oser pousser plus loin sa situation et ses personnages. Mais ce qu’accomplit Olga Korotko est déjà prometteur, démontrant une belle maîtrise ; que ce soit dans la mise en scène du huis clos, le maintien du récit et du spectateur sous tension, l’ambivalence amère du regard posé sur les personnages, tous en partie coupables et en partie victimes.
À GENOUX LES GARS d’Antoine Desrosières (Un Certain Regard) : Yasmina est la petite sœur de Rim, qui sort avec Majid. Rim case Yasmina avec le meilleur pote de Majid, Salim. Par une tchatche minable mais suffisamment forcenée, implorante et menaçante pour éreinter les défenses pas encore affirmées de Yasmina, Salim parvient à la convaincre de le sucer, puis, un jour où Rim est absente, de faire de même avec Majid. Et quand Yasmina se rebiffe d’avoir subi cette agression la menace devient visuelle, sous la forme d’une vidéo que Salim a filmée de la scène et qu’il menace de faire tourner si Yasmina se refuse à lui. Ce sujet casse-gueule donne le ton du film entier : tout ce que Desrosières y fait est casse-gueule. L’écriture et les dialogues, la direction d’acteurs et la mise en scène composent une satire à la vulgarité assumée, frontale. Le film est brut, outrancier et radical dans tous ses choix, Desrosières a parfois la main trop lourde, mais ce qu’il accomplit est dans l’ensemble puissant, unique et mémorable. Un récit kamikaze et militant, corrosif et mal élevé, de l’émancipation sexuelle des filles et de leur droit à être seules maîtresses de leur corps ; aux personnages qui existent intensément (Yasmina est une des figures les plus fortes vues durant le festival) et au dernier plan très beau – l’aboutissement, enfin apaisé, du combat sans répit mené pendant une heure et demie.
LAZZARO FELICE de Alice Rohrwacher (Compétition) : la réalisatrice italienne revient à Cannes quatre ans après Les merveilles, qui portait si bien son nom et lui avait valu à le Grand Prix du festival. Elle y creuse le même sillon, y pose le même regard sur le monde, y assoit la même position politique – les deux films s’ouvrent d’ailleurs sur une même scène de réveil nocturne impromptu et général, dans une maison de campagne à la situation dans le temps et l’espace indéterminée. Les merveilles s’ancrait encore dans le réel, Lazzaro felice largue les amarres : Alice Rohrwacher l’a clairement conçu comme un conte féérique, coupé en deux entre les mondes d’hier et d’aujourd’hui par un événement miraculeux. Le film s’inscrit de toute évidence dans la lignée de Miracle à Milan, et dans le même temps la manière qu’a la cinéaste de créer un univers, de filmer tout ce qui le compose (les lieux comme les êtres), de raconter une histoire est véritablement unique, n’appartient qu’à elle. Plus elle prend de risques, plus elle se distingue, et plus on se sent prêt à la suivre n’importe où. Ce qui fait malheureusement naître une pointe de déception face à l’épilogue, où Rohrwacher arrête son film plus qu’elle ne le conclut. Les deux dernières séquences heurtent un écueil évité jusque là : celui de la symbolique trop lourdement exposée, du message trop littéral et du coup affaibli. Le film s’en trouve ramené à sa nature somme toute modeste, sa bulle miraculeuse a éclaté.
LES FILLES DU SOLEIL de Eva Husson (Compétition) : Eva Husson s’était faite défavorablement connaître avec son premier film, le très mauvais Bang gang. Avec Les filles du Soleil, elle vise autrement plus haut (deux actrices reconnues, un sujet brûlant – les bataillons de soldates kurdes luttant contre Daesh en Syrie -, l’ambition proclamée à l’écran de jouer dans la cour des grands films de guerre hollywoodiens), et tombe d’autant plus violemment. Prenant l’eau de toutes parts, le film est tellement indigent qu’il ne provoque très vite plus que le malaise. Malaise de voir une telle histoire si mal traitée, malaise d’en arriver à se poser pour seule question ce qui est le plus colossalement raté ; entre les dialogues ridicules, l’absence totale de justification à la présence du personnage de reporter occidentale, la platitude gênante avec laquelle le message est asséné, la lourdeur grossière des péripéties, les carences dans la structuration du récit… La réponse nous est donnée par le film lui-même : le pire sera son épilogue atterrant, qui parvient à surenchérir encore dans la catastrophe par rapport à tout ce que l’on a vu auparavant.
ANOTHER DAY OF LIFE de Raul de la Fuente & Damian Nenow (Séance spéciale) : ce n’est pas l’année des reporters de guerre à Cannes, puisqu’en plus de l’horrible Les filles du Soleil, le documentaire d’animation Another day of life n’est pas non plus franchement réussi. Le personnage (le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski) est pourtant fascinant, le recours à l’animation ouvre la porte à une créativité formelle potentiellement sans limite (que les réalisateurs mettent à profit dans certaines scènes, très belles et surprenantes). Mais le film s’égare par ailleurs, il se croit obligé de multiplier les sujets (la guerre civile en Angola en 1975 couverte par Kapuscinski, la situation actuelle de ce pays), qu’il peine à traiter pleinement. Il y a aussi des parti-pris formels maladroits en plus d’être superflus. Le défaut et la déception du film sont là : il veut trop en faire, au lieu de se contenter de faire fructifier sa matière première qui était suffisante.
LES ÉTERNELS de Jia Zhang-ke (Compétition) : un récit en trois actes séparés par plusieurs années, l’actrice Zhao Tao en majesté, des changements de format d’image, une chanson pop ringarde (ici YMCA), un regard amer sur les transformations de la Chine et le brouillage entre capitalisme et affaires mafieuses – avec Les éternels Jia Zhang-ke rejoue Au-delà des montagnes, la surprise et l’énergie en moins, et surtout l’inspiration en berne. Ce nouveau film est une déception, car il est une copie terne (parfois à dessein semble-t-il : les ellipses qui rongent le récit, la photographie) du précédent. Le drame social n’est maintenant plus qu’un arrière-plan vague, que Jia et ses personnages regardent à peine, comme s’ils ne l’avaient que trop vu ; et le drame intime (le film suit un couple qui ne parvient jamais à rester uni) peine à prendre le relais. Le film paraît exsangue, comme malade de son aigreur (tout le monde ici est un raté, surtout ceux qui clament réussir) et fatigué par ses errances, avec trop peu d’éléments saillants pour lui réinsuffler de la vie – une folle scène d’agression, en trois temps elle aussi, brillante mais isolée.
SAMOUNI ROAD de Stefano Savona (Quinzaine des Réalisateurs) : le documentariste italien Stefano Savona retrace la destruction d’un village de la bande de Gaza (dont vingt-neuf habitants ont été tués) par l’armée israélienne au cours de l’opération « Plomb durci » de 2009. Étant évidemment arrivé sur place après les faits, Savona a décidé de recourir à des techniques non orthodoxes dans le documentaire pour filmer l’avant et le pendant de l’assaut meurtrier : l’animation, les images de synthèse (ainsi qu’un montage en flashback). Empreint d’une certaine maladresse, le résultat ne convainc pas complétement et se retourne contre l’efficacité du film. Savona est finalement à son meilleur lorsqu’il revient à une forme classique, dont on avait déjà pu voir sa maîtrise dans Tahrir (tourné sur la place du Caire lors de la révolution égyptienne). Il enregistre les séquelles immédiates de ce carnage aveugle, la désolation qu’il laisse derrière lui et la seule chose qui semble renaître sous les cicatrices inscrites dans la terre et dans la peau : la vengeance, l’animosité.
LES CONFINS DU MONDE de Guillaume Nicloux (Quinzaine des Réalisateurs). Le film nous emmène dans les pas d’un soldat français (Gaspard Ulliel) perdu corps et âme dans le bourbier indochinois en 1945. Mais il n’apporte au film de guerre, la manière de la raconter, la filmer, la penser, rien de bien neuf ou puissant. Le conflit armé est ramené à une question de virilité, la narration tombe régulièrement dans la vacuité (l’histoire avec la prostituée) ou la gratuité (la scène avec les prisonniers que l’on hésite à brûler vifs). Et les points d’intérêt, d’accroche du film (les apparitions de Depardieu, la musique, l’opium, la fascination pour l’organique sous la forme du sexe ou des mutilations) restent à la marge.
PETRA de Jaime Rosales (Quinzaine des Réalisateurs). Le cinéma de l’espagnol Jaime Rosales a toujours été austère et distant, mais jamais autant que dans ce drame voisin de celui qui a ouvert le festival, Everybody knows d’Asghar Farhadi : de sombres secrets de famille, et Barbara Lennie à l’écran, dans le rôle d’une jeune femme cherchant la vérité sur son père après le suicide de sa mère. Par ses mouvements de caméra, par son choix d’un chapitrage nous révélant des éléments-clés avant que les protagonistes n’en prennent connaissance, Rosales nous éloigne sciemment de cette enquête, des blessures qu’elle rouvre ou provoque. Cela plombe le film, froid et artificiel à l’excès, malgré le beau duo de personnages secondaires formé par Joan Botey (le diable) et Marisa Paredes (son épouse).
OISEAUX DE PASSAGE de Ciro Guerra & Cristina Gallego (Quinzaine des Réalisateurs). Du couple, on avait vu à la Quinzaine l’excellent L’étreinte du serpent en 2015. Il y a encore du très beau cinéma dans Oiseaux de passage, récit du premier « âge d’or » de l’exportation de marijuana de la Colombie vers les USA dans les années 1970 ; mais il est un peu formaté par l’insertion dans ce genre si calibré que sont les récits de barons de la drogue, leur grandeur et leur décadence. Le film s’en trouve moins étrange, pénétrant, déroutant que L’étreinte du serpent. Son hybridation entre des codes vus et revus d’une part, et de l’autre le caractère si singulier du peuple habitant cette région reculée du pays (les Wayuu), ses coutumes et ses croyances, ne parvient pas complètement à faire sortir le film de ses rails prévisibles. Ses oppositions (les armes contre la parole, l’âme contre l’argent-roi) sont justes mais un peu schématiques ; et les très belles scènes épousant le rythme et les visions des rites des Wayuu restent la surface du récit plutôt que son cœur.
RAFIKI de Wanuri Kahiu (Un Certain Regard). La kenyane Wanuri Kahiu raconte une histoire d’amour entre deux adolescentes, romance pure, évidente, lumineuse pour elles mais provoquant un rejet violent de la part de leur entourage. Le film est au service d’une grande cause mais reste vraiment très petit, comme un petit court-métrage – ou comme Yomeddine passé le même jour en Compétition. Kahiu a quelques belles idées, ayant surtout trait à l’angle politique : les pères des deux héroïnes sont des politiciens, qui se dérobent dès qu’un sujet critique de société demande résolution juste sous leurs yeux ; l’épilogue peut être vu comme un message d’espoir pour un avenir meilleur, apaisé pour les homosexuel.le.s au Kenya. Mais le didactisme au premier degré de Rafiki est aussi, et surtout, sa limite : il y a bien trop peu d’incarnation et de matière pour transformer le message en un film substantiel.
YOMEDDINE d’A.B. Shawky (Compétition). Après Everybody knows, la Compétition cannoise a prolongé son départ faiblard. Suivant un adulte lépreux et un enfant orphelin dans la quête de leurs origines, le film cumule les travers de tous les genres qu’il aborde : le road movie (à une exception près, toutes les péripéties et rencontres sont survolées, entre deux montages de plans de coup sur les personnages sur la route), le film à message (martelé de la première à la dernière image par les dialogues autant que par la mise en scène), le feel good movie (avec un duo conçu pour provoquer une sympathie et une empathie immédiates et absolues). La surcharge musicale, manifestation la plus nette du gouffre entre la modicité de la proposition du film et la maladresse pataude de ses effets, achève de rendre le tout indigeste.
Le 71ème Festival de Cannes s’est déroulé du 8 au 19 mai 2018.