LES MERVEILLES du pays d’Alice

Dans une ferme délabrée quelque part en Italie, quatre filles et leurs parents produisent du miel, et vivent à l’écart du monde : seule représentante de la jeunesse en compétition, avec Xavier Dolan, Alice Rohrwacher affirme une hauteur de vue et une maîtrise étonnantes, dans ce qui n’est que son deuxième long-métrage. Poétiques et mystérieuses, ses Merveilles portent bien leur nom.

 

A la Berlinale 2014, Jonathan Nossiter a montré Natural résistance, le prolongement de son documentaire Mondovino, sélectionné en Compétition à Cannes en 2004. Le titre, le décor et le propos de cette suite s’accordent tout à fait aux Merveilles d’Alice Rohrwacher. Comme le miel récolté par ses personnages, Les merveilles est le fruit de la nature, avec ce que cela implique d’impuretés préservées et de richesses mystérieuses. Comme les vins défendus par Nossiter en Italie et ailleurs, il s’agit d’un produit offert par le terroir, et cultivé en biodynamie. Le principe de la biodynamie consiste à laisser faire la nature, en l’accompagnant mais en ne la brusquant en rien, dans sa progression et dans les moyens qu’elle met en œuvre. La réalisatrice Alice Rohrwacher en donne un exemple concret, à travers son exposé attentif de l’extraction et de la production du miel (rappelant au passage à quel point le cinéma peut être beau quand il s’attache à observer avec tendresse et respect toute forme de travail manuel). Elle applique de plus ce credo à sa propre création, en tissant son scénario selon la même règle. Ne rien forcer, laisser les différents éléments s’entremêler à leur rythme, pour que du tâtonnement initial apparemment désordonné émerge une harmonie délicate.

Une autre personne suit cette même philosophie, sur le plan des sentiments : la jeune héroïne Gelsomina (la débutante Maria Alexandra Lungu), qui vit son premier flirt avec Martin, le garçon de son âge qui les aide à la ferme. Au contraire de l’amie de ses parents Coco, qui cherchera par jeu à soutirer de force un baiser à Martin, Gelsomina sait attendre que survienne un simple frôlement de main et reconnait ce que cet instant a de précieux et d’enchanteur. Elle n’a que douze ans, mais elle est le véritable chef de famille, plus âgée que ses trois sœurs et plus mature que ses parents. À travers elle, Les merveilles montre comment la personnalité est aussi quelque chose qui se cultive et mûrit. Gelsomina n’aime pas son père Wolfgang, en même temps qu’elle reprend nombre de ses traits de caractère. Arrivera donc évidemment le moment où il lui faudra choisir entre devenir le même genre de meneur que lui, capricieux et intraitable, ou tracer sa propre voie plus aimante et pondérée.

Les pouvoirs du film, patiemment entretenus, lui permettront même de renverser le diktat de la télévision, en usant d’une approche en finesse tellement plus pertinente et efficace que celle de tous ces films, dont beaucoup d’italiens récents, qui tentent un assaut frontal voué à l’échec.

Quand sont réunis la richesse du terroir, la valeur du travail et la qualité de la personnalité, alors l’ingrédient aussi déterminant que mystérieux peut advenir et sublimer ce que l’on est en train de faire, qu’il s’agisse de miel ou d’un film. On peut le nommer magie puisque l’on ne sait pas comment il agit, de même qu’on peut parler de tour de magie lorsque Gelsomina fait apparaître des abeilles à la commissure de ses lèvres. Dès ses premières images, Les merveilles est ouvert à la magie, insaisissable, à la croisée de différents états : rêve et réel (les chasseurs du début semblent surpris de trouver la maison de la famille de Gelsomina), nuit et jour (la famille s’active comme en pleine journée, y compris ses membres les plus jeunes, alors qu’on est au milieu de la nuit), société et état de nature. S’ajouteront plus tard d’autres incertitudes, sur la temporalité (il est impossible de situer exactement le récit) ou les langues – l’italien peut être remplacé en cours de conversation par l’allemand ou le français, sans que cela ne dérange personne.

Les pouvoirs du film, patiemment entretenus, lui permettront même de renverser le diktat de la télévision, en usant d’une approche en finesse tellement plus pertinente et efficace que celle de tous ces films, dont beaucoup d’italiens récents, qui tentent un assaut frontal voué à l’échec. Rohrwacher et Gelsomina laissent la télévision faire son tour de piste ridicule (une émission itinérante kitschissime, supposée mettre en valeur les spécialités agricoles des différentes régions), toutes deux conscientes qu’il est éphémère. Mais elles ne lui cèdent rien d’intime, et en profitent même pour lui soutirer, à l’inverse du mouvement habituel, quelques avantages – un bijou, un moment d’expression réellement personnelle devant la caméra. Une fois le barnum télévisuel reparti d’où il était venu et le lieu rendu à sa paix, le film et son héroïne pourront s’abandonner complètement à la magie de leur terroir aux merveilles. Merveilles dont la télévision n’a rien vu car elle ne savait pas quoi chercher, et que seuls la patience, la douceur, et l’art peuvent révéler, comme le dernier acte, fugue gracieuse et ouverte vers un mystère encore plus grand, le prouve magnifiquement.

 

LES MERVEILLES (Le meraviglie, Italie, 2014), un film d’Alice Rohrwacher, avec Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Monica Bellucci. Durée : 110 min. Sortie en France le 11 février 2015.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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