EVERYBODY KNOWS, la cage de Farhadi

Comme Woody Allen il y a dix ans, Asghar Farhadi donne à son tour d’Europe de cinéaste expatrié une étape espagnole avec Penélope Cruz et Javier Bardem recrutés pour l’occasion. Comme certains films européens d’Allen qui n’allaient pas au-delà de la carte postale, certains, Everybody knows (Todos lo saben dans son titre original) n’est jamais plus qu’une telenovela, un roman de gare aux personnages et enjeux en toc.

Le film s’ouvre sur le retour dans son village natal de Laura (Penélope Cruz), accompagnée de ses deux enfants, à l’occasion du mariage de sa petite sœur. Laura vit expatriée à Buenos Aires, d’où est originaire son mari Alejandro – probablement afin de justifier la présence au casting de l’argentin Ricardo Darin. La première partie de Everybody knows voit Farhadi filmer un événement collectif plus que des destins individuels : le mariage, ses préparatifs, son ballet d’invités, les lieux où ils se réunissent – rues du village, pièces de la maison, bancs de l’église. Il y a dans cette ouverture une énergie, un élan qui porte les scènes, les raccords, les interactions ; un élan qui est lui-même essentiellement porté par un personnage, Irene, la fille adolescente de Laura, électron libre qui prend la tangente quand ça lui chante, sur une moto à travers les vignes, sous les toits de l’église pour en sonner les cloches.

Farhadi tourne en rond avec ses personnages, avec une médiocrité d’écriture et une petitesse de vue qui font se dissiper toute forme d’enjeu moral derrière ces rancœurs familiales ordinaires et ces secrets de saga télévisuelle de l’été

Cet élan est brutalement brisé lorsque Irene est kidnappée. Le calvaire de Laura, mère éplorée et impuissante, commence alors ; il sera vite débordé par celui de Ricardo Darin (qui arrive dans le film à mi-parcours, ne trouve rien à y faire, et en repart à la fin), et par celui du spectateur face à ce récit sans intensité et sans rythme. Le péché originel de Farhadi est de ne faire exister aucun de ses personnages au-delà de l’horizon de l’événement ponctuel que constituent cet enlèvement et sa résolution. Ils ne sont que des utilités pour la mécanique du scénario, en premier lieu Paco (Javier Bardem) ; si lui a droit à une histoire un peu plus fouillée que les autres, au sujet du domaine viticole qu’il possède, c’est uniquement car ce dernier est la seule source potentielle d’argent pour payer la rançon.

L’argent est la seule préoccupation de l’ensemble des protagonistes, ce qui nous les rend désagréables à force de les entendre tout ramener à cela. Le reste du temps ils tournent en rond à se demander ad nauseam qui a pu faire le coup (sans jamais avancer d’eux-mêmes ; Farhadi nous balance la réponse dans les dernières minutes par un deus ex machina sorti de nulle part, et impliquant des personnages qui n’ont jamais existé dans le film), et à ressasser deux moments de crise du passé de Laura et Paco, qui était son amant avant qu’elle n’épouse Alejandro. Farhadi tourne en rond avec eux, avec une médiocrité d’écriture et une petitesse de vue qui font se dissiper toute forme d’enjeu moral derrière ces rancœurs familiales ordinaires et ces secrets de saga télévisuelle de l’été. Les facilités dans la conduite de l’intrigue (redites, incohérences) contribuent à la rabaisser au niveau de la mauvaise télévision. Tout aussi décevante est l’impasse faite par Farhadi sur les pistes annexes, qui fourmillent pourtant : les images de la noce filmées par le drone, la focalisation sur les suspects habituels (jeunes délinquants en réinsertion, travailleurs saisonniers dans le vignoble), ou même tout simplement l’impact traumatique d’un tel événement sur Irene et sur son petit frère. Cela paraît être une ouverture évidente, Farhadi la dédaigne, tout occupé à dérouler son petit numéro de marionnettiste sur la Croisette.

EVERYBODY KNOWS (Todos lo saben, Espagne-France, 2018), un film d’Asghar Farhadi, avec Penélope Cruz, Javier Bardem, Ricardo Darin. Durée : 132 minutes. Sortie en France le 9 mai 2018.