Chez Katsuya Tomita, le monde s’agrandit mais l’errance reste la même
Sortant des sentiers battus, le 45ème Festival de La Rochelle a rendu hommage au cinéaste japonais Katsuya Tomita, en programmant en sa présence ses quatre longs-métrages, dont un seul est à ce jour sorti dans les salles françaises. Les trois que nous avons vu ou revu (ne nous a manqué que son premier, Above the clouds), Off highway 20 (inédit en France), Saudade (sorti en 2011) et Bangkok nites (primé aux 3 Continents et à Kinotayo, et dont la sortie est prévue à l’automne), creusent un sillon d’une cohérence aussi puissante que pessimiste : il n’y a pas d’échappatoire pour les sans-grades, peu importe l’énergie qu’ils déploient et la distance qu’ils parcourent.
Off highway 20 se déroule dans un espace restreint, en banlieue d’une ville de province japonaise (Kofu, la ville natale de Tomita) – un appartement, un bar, une salle de pachinko (la version japonaise, très populaire, des machines à sous). Saudade agrandit son champ de vision pour englober une plus grande part de Kofu, dont les communautés immigrées thaïlandaise et brésilienne qui y résident. Enfin, dans Bangkok nites la Thaïlande simplement fantasmée dans Off highway 20 (les personnages parlent d’y partir), et partiellement importée dans Saudade, devient une réalité physique : dans les pas du héros Ozawa nous arpentons sa capitale Bangkok, puis la province éloignée de l’Isan. De là Ozawa ira plus loin encore, au Laos (avec nous) et au Vietnam (sans nous).
Néanmoins, d’une certaine manière, peu importe cette expansion géographique. Que les personnages de Tomita tournent comme des hamsters en cage à la manière de ceux de Off highway 20, ou qu’ils puissent changer de quartier (Saudade) voire de pays (Bangkok nites), la conclusion reste la même : ils ne vont nulle part, leur errance circulaire les ramenant sans cesse au même point. L’épilogue de Off highway 20 le révélait déjà à nos yeux en même temps qu’à ceux de son héros, qui part à moto trouver une autre vie loin de Kofu. Mais les deux côtés de la route sont occupés, à l’infini, par les mêmes structures mortifères (pachinko, centres commerciaux, motels et HLM) que celles auxquelles il cherche à échapper – un état des lieux que l’on peut faire à l’identique dans les autres pays développés, jusque chez nous. La prison a été standardisée et démultipliée tout le long de la route.
Les personnages restent aux prises avec leurs boulots de misère et leurs amours faillies, deux échecs dont on finit par comprendre qu’ils ont la même source : l’indexation contemporaine de votre droit au bonheur sur l’argent que vous possédez
Moins graphiques et plus symboliques, les conclusions de Saudade et Bangkok nites disent la même chose. On abandonne les personnages alors qu’ils sont revenus à leur point de départ – seuls les morts ont quitté la ronde. Les vivants restent aux prises avec leurs boulots de misère et leurs amours faillies, deux échecs dont on finit par comprendre qu’ils ont la même source : l’indexation contemporaine de votre droit au bonheur sur l’argent que vous possédez. Les héros des films de Tomita sont des sans-grades, membres de la classe ouvrière corvéable, priée de vendre son corps (les hommes sont ouvriers, les femmes hôtesses) en échange d’une somme d’argent leur permettant tout juste de survivre, mais en aucun cas d’espérer viser plus haut. Le modèle économique est pensé pour leur maintenir la tête sous le plafond de verre – et il en va de même quand ils se tournent vers l’économie clandestine gérée par les yakuzas. Le héros de Off highway 20 se retrouve pris à la gorge par des emprunts qu’il ne peut rembourser ; les protagonistes de Bangkok nites ont bien conscience qu’ils se font tout autant arnaquer que les touristes japonais qu’ils ont pour rôle de balader dans les quartiers chauds de Bangkok pour y dépenser des sommes exorbitantes.
Katsuya Tomita travaillant toujours avec le même groupe de proches, plusieurs acteurs reviennent dans au moins deux des trois films. L’un d’eux interprète même un personnage ayant le même nom (Tomioka) et la même fonction – chef mafieux – dans Off highway 20, Saudade et Bangkok nites. Plus encore que les signes tels que la présence de la Thaïlande dans les différentes histoires, la permanence de ce personnage de Tomioka entérine le fait que les trois films sont liés. Les boucles que chacun suit font ainsi partie d’une autre boucle plus vaste, et tout aussi fermée. L’entremêlement de ces boucles tend autour du cou des protagonistes un nœud coulant. Plus ils se démènent et plus il se resserre.
Katsuya Tomita n’a jamais adhéré à la doctrine poussant à filmer crûment, sans qualités esthétiques, des histoires de sans-grades
Les choses sont-elles désespérées, alors ? N’y aurait-il aucun intérêt à tenter de s’échapper, de partir voir ailleurs, d’explorer comme le fait Tomita ? Pas tout à fait. Via les films du cinéaste, les rencontres qu’il fait et les découvertes qu’il nous fait faire, lui et nous accumulons de quoi nous défendre, nous affirmer. On gagne avec lui en expérience, et en conscience : le constat no future fait à l’échelle individuelle dans Off highway 20 s’efface au profit de la réalisation d’une communauté de malheurs et d’épreuves (japonais « de souche » et d’origine brésilienne font face aux mêmes soucis dans Saudade), puis d’une compréhension globale dans Bangkok nites – où Tomita incarne lui-même le personnage principal, en compagnie duquel nous empruntons le chemin menant à une meilleure prise de conscience des forces qui régissent le monde. D’une densité et d’une acuité extraordinaires, Bangkok nites fait coexister les séquelles du passé colonial américain en Asie du Sud-Est (« tout commence avec la guerre du Vietnam », les images de tout ce que les USA ont laissé derrière eux sur place – des cratères de bombes aux casquettes de vétérans – venant en appui de cette sentence) et le présent colonial du tourisme sexuel, de Bangkok à Pattaya ; il montre comment la souffrance qui en découle est finalement semblable à la ville et dans les campagnes, et de part et d’autre des frontières.
Non seulement nous avons une idée de plus en plus fine et complète de ce à quoi nous avons affaire, mais en plus Tomita cultive une arme à lui opposer : la beauté de sa mise en scène, qui grandit film après film jusqu’à atteindre un apogée avec le magnifique Bangkok nites. Le cinéaste n’a jamais adhéré à la doctrine poussant à filmer crûment, sans qualités esthétiques, des histoires de sans-grades. Bien que tournés avec trois fois rien, Off highway 20 étonnait déjà par certaines idées et Saudade comprenait nombre de scènes ambitieuses, marquant la rétine par leur forme autant que par ce qui s’y passe. Bangkok nites, en plus d’être un des plus intelligents, compte parmi les plus beaux films de cette année. L’utilisation de la musique, l’immixtion des rêves à la réalité, la variation du regard quand il s’agit de filmer les intérieurs ou la rue, les néons de la ville ou la jungle à la campagne, font du voyage un ravissement constant. Souffrir et endurer n’empêche pas d’être beau et de l’afficher.
La 45ème édition du FIFLR (Festival International du Film de La Rochelle) s’est déroulée du 30 juin au 9 juillet 2017.