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Cinq après Saudade, le film qui l’a révélé, Katsuya Tomita revient en cinéaste plus ambitieux que jamais mais aussi en soldat errant. Des putains de Bangkok à la campagne d’Apichatpong Weerasethakul, d’Abel Ferrara à Apocalypse Now, une histoire d’amour empêchée par le mal postcolonial.
Qu’a fait Katsuya Tomita ces dernières années ? Deux réponses possibles. La première est évidente, comme qui dirait terre-à-terre : il a réalisé un film de trois heures en plusieurs langues (sept au total), entre la Thaïlande et le Laos – l’ample Bangkok Nites est dans la continuité de Saudade, mais aussi plus ambitieux, plus globalisé, plus éclaté géographiquement, avec ce que cela peut avoir de problématique, surtout dans la dernière heure : une certaine dispersion justement. Comme si Tomita avait voulu tout donner, tout garder. Il n’est pas jusqu’aux images du tournage qui ne nous sont montrées dans le générique de fin.
La deuxième réponse fera oublier les réserves formulées à propos de la première. Elle est tout à fait abstraite et se trouve là-haut, dans les airs : il est resté sur le front au lieu de rentrer au pays (le Japon de la crise, la ville de Kofû), il a scruté le ciel pour voir si la guerre continuait de faire rage, pour voir si les hélicoptères de l’Oncle Sam continuaient leur ronde wagnérienne infernale, entre deux lâchers de napalm. La musique qui fout les jetons aux Viets dans Apocalypse Now s’entend ici distinctement, dans une version « midi » plus proche du karaoké que de l’original. Un « Bangkok…shit ! » prononcé au début de Bangkok Nites répond au « Saigon…shit » du film de Coppola. Tout l’inverse de ce qui est dit dans Saudade : « La Thaïlande, c’est le Paradis ». Ces dernières années, Tomita n’a pas seulement réalisé un autre film. Il est devenu un « capitaine Willard ». Il s’est transformé en personnage de cinéma.
Quelle n’est pas notre surprise quand nous le voyons sortir précipitamment d’un bain moussant, les parties intimes savamment cachées ! Dans Bangkok Nites, il est Ozawa, un ancien soldat des Forces japonaises d’autodéfense envoyé au Cambodge dans les années 90. Nu comme un ver – comme Martin Sheen au début d’Apocalypse Now – Ozawa se précipite hors du bain car le hasard l’a remis sur le chemin de Luck, une prostituée thaïlandaise qu’il a rencontrée cinq ans auparavant. Leur amour est tout ce qu’il reste d’humain et de désintéressé dans un monde de relations marchandes. Ozawa est le seul dont Luck refuse l’argent. Employée « numéro 1 » d’un bordel fréquenté par une clientièle japonaise, Luck est l’autre personnage central du film. C’est elle qui impulsera le déplacement de la deuxième partie, une immersion dans l’autre paradis qu’est la campagne thaïlandaise de ses origines,¨non loin du Mékong et des terres magiques du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul (le tournage de Bangkok Nites fut l’occasion pour Tomita de se lier d’amitié avec celui qu’on surnomme « Joe »). D’où, peut-être, la présence de fantômes que Ozawa est le seul à voir. Ici, un homme nocturne énigmatique et évanescent. Là, des ombres qui courent dans la forêt, fuyant ou poursuivant on ne sait quoi.
Etonnemment, malgré son intérêt pour la prostitution, Bangkok Nites est un film sans sexe, sans corps. A part cette professionnelle qui raconte que les clients ont mauvaise haleine ou bavent quand ils lui léchent les seins, pas de « sale histoire ». Entre la langue qu’on parle et l’organe du même nom qui servirait à épater le client, le choix de Bangkok Nites est fait. La putain est une interprète japonaise. Ici, on s’en limite au casting, à la prise. Il faut savoir que Tomita est un admirateur d’Abel Ferrara. On aimerait qu’il ait vu Go Go Tales (non distribué au Japon) et ses danseuses qui officient dans le bien-nommé « Paradise ». Dans la très belle dernière partie, alors que le club pourrait bien vivre ses derniers jours, les performeuses montent sur scène non plus pour s’éfeuiller mais pour montrer d’autres talents cachés, qui n’ont rien à voir avec la marchandisation des corps (elles font de la magie, chantent, jouent du Shakespeare, dansent). Il se trouve que Ferrara fut le premier choix de Tomita pour jouer l’armurier américain auquel Ozawa achète un 45 mm – pour le personnage, un retour à l’état guerrier des années passées qui n’est pas très bon signe…Indisponible, le réalisateur américain s’est fait remplacer par son chef opérateur Ken Kelsch, un ancien béret vert !
Il y a dans Bangkok Nites ce moment éblouissant et paradisiaque : une idylle sur une plage au clair de lune. Luck confie à Ozawa que quelque chose la blesse dangereusement dans sa chair – on ne dira pas quoi mais cela expliquerait pourquoi la seule scène d’amour physique tourne court. Cette blessure est aussi morale, historique, politique. Elle s’inscrit dans le corps des femmes asiatiques vouées au plaisir des guerriers occidentaux, elle marque de son empreinte les terres arpentées par Tomita, tant le réalisateur que son personnage. Au cours de la mission que lui confie un entrepreneur rêvant de bâtir un hospice de luxe (un paradis pour vieux en somme), Ozawa découvre les cratères formés par les bombardements américains au Laos. Devant ces gigantesques cicatrices de l’Histoire, des rappeurs déclament leur mal identitaire, en réponse aux japonais brésiliens qui occupent la scène hip-hop dans Saudade. Qu’a fait Katsuya Tomita ces dernières années ? Il a erré entre ciel et terre et continue de faire entendre, à plus grande échelle, les cris de la douleur post-coloniale.
BANGKOK NITES (Japon, France, Thaïlande, Laos, 2016), un film de Katsuya Tomita. Avec Subenja Pongkorn , Sunun Phuwiset, Chutlpha Promplang, Tanyarat Kongphu, Sarinya Yongsawat, Hitoshi Ito, Yohta Kawase. Durée : 183 minutes. Sortie en France : 15 novembre 2017.