SONG TO SONG, un Malick ensorcelant, écrit sur du vent
Des centaines de plans dansants, une profusion de personnages et d’idylles entremêlés, une narration chronologiquement déstructurée, Song to Song n’étonne pas pour qui a vu les trois précédents films de Terrence Malick, mais le vertige est sans précédent.
Dans The Tree of Life (2011), la figure de la spirale semblait se répéter pour mieux nous emporter dans ses profondeurs, tel un maelström.
Dans Song to Song, l’image récurrente, sous l’impulsion de personnages joueurs, c’est celle de particules qui s’élèvent dans les airs : poussières, sable, cendres, fumée…
La profusion et l’intangible, c’est ce qui semble intéresser Terrence Malick dans la répétition de son nouveau motif référentiel. Telle la constellation imprimée sur le t-shirt d’un personnage dès les premières minutes, tout est là, tout est lié, mais rien ne s’étreint. Des visages passent et repassent, de chansons en chansons, seul son trio de personnages-aimants reste, terre à terre, mais en soulève la poussière. A l’image du film, elle s’envole au vent. Des voix et des corps s’égrènent, s’échappent, reviennent parfois. Malick en rattrape quelques uns, osant jusqu’au raccord dans le corps, effet sublime. D’autres figures, secondaires et tutélaires, comme des êtres aimés jadis à Solaris, semblent elles naitre d’elles-mêmes, nourrissant et troublant à la fois les trois personnages au cœur de l’intrigue (ceux de Rooney Mara, Michael Fassbender et Ryan Gosling, qui vous fera pleurer). Song to Song reconduit donc le triangle amoureux déjà bien connu du cinéma de Malick, et le dédouble même, mais inutile d’en dire plus, et d’autant moins que ce ne serait pas chose aisée.
Song to Song est l’œuvre du temps, passé à s’aimer, passé esseulé, et comment l’un enrichit l’autre, comment l’un peut déborder sur l’autre. La vie ne semble plus même avoir cours dans les ellipses, une discussion pouvant être menée sans omission en sautant d’un espace à l’autre. Malick transcende la notion même de temps pour offrir un accès direct aux sentiments. C’est d’ailleurs ce qu’aura souhaité raconter l’ersatz malicken Premier contact (Denis Villeneuve, 2016), mais avec pour indélicatesses d’expliciter cette nouvelle donne spatio-temporelle faite film et même de l’ériger en révélation finale de son intrigue de science-fiction.
Il est d’autant plus réjouissant que Terrence Malick ait ainsi souhaité repenser l’idée de l’écoulement du temps dans ses films, alors qu’il venait tout juste de devenir le contemporain de ses spectateurs. Il l’avait déjà été le temps de La balade sauvage (1974), qui se déroulait à l’époque de son tournage, et dans lequel il apparaissait. Presque quarante ans plus tard, il l’est redevenu, lui qui a osé renouer avec l’apparition publique pour la promotion de Song to Song, et lui qui grâce à cette trilogie contemporaine composée d’A la merveille, de Knight of Cups et de ce dernier, a choisi de délaisser le film d’époque. Une décision dont on n’aurait pas fait grand cas si ses absences prolongées entre Les moissons du ciel (1978) et La ligne rouge (1998), puis entre La ligne rouge et Le nouveau monde (2005), n’avaient pas donné l’illusion d’une longue marche entamée par le cinéaste pour finalement rejoindre son temps – parcours déplacée mais intrinsèque au récit du Nouveau monde, qui plus est.
Dans Knight of Cups, quand Rick émergeait d’un sommeil profond par un tremblement de terre, traversait ensuite un désert et rejoignait enfin la ville, allant jusqu’à observer dans un musée une cité miniature grouillante et électrique, ce que Malick donnait à voir, c’était son propre parcours pour rejoindre la modernité.
Song to Song acte cette mue, celle d’un cinéaste enfin profondément contemporain. Sans doute ravi d’utiliser la technologie de notre temps pour ses histoires comme il aura toujours fantasmé de le faire. Si Malick ne chôme pas, moins que jamais même, il se repose. Il a trouvé son temps, il s’y sent bien, mais libère au moins ses personnages de ce qu’ils considèrent encore comme un carcan. C’est le couple Faye-BV, incarnée par Rooney Mara et Ryan Gosling, qui profite au mieux de cette liberté, bondissant d’une époque à la suivante, sans cesse en quête de leur amour fuyant.
SONG TO SONG (Etats-Unis, 2017), un film de Terrence Malick, avec Rooney Mara, Ryan Gosling, Michael Fassbender, Natalie Portman, Cate Blanchett, Holly Hunter… Durée : 129 minutes. Sortie en France le 12 juillet 2017.