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Il n’y a pas de décalage horaire avec l’Italie, mais à l’intérieur des salles de cinéma, le temps ne passe jamais comme ailleurs. Certains films courts semblent interminables, et vice-versa. Certains vieux films paraissent neufs, et inversement. A Turin, la chose est encore plus sensible qu’ailleurs : la règle, c’est que les réalisateurs soient jeunes – plutôt en début de carrière, disons. Ici, pas de grands maîtres. La déférence est rangée au Musée du Cinéma, dans les expos à l’intérieur du Mole Antonelliana. Sergio Leone, les néoréalistes, Gus Van Sant cette année… Mais dans la programmation, si grands maîtres il y a, alors on n’en verra que les débuts.
Distorsion temporelle encore : on découvre un peu du passé proche des festivals, qui est aussi le futur proche des sorties. Les trois principaux films primés, Les Derniers Parisiens, The Donor et Wir Sind die Flut, respectivement Prix de la critique, Grand prix, et Prix du public, sont déjà passés par Bordeaux, Busan et Berlin et ne sortiront que courant 2017. C’est l’autre vertu du festival piémontais : il est synthétique. Cette année, en plus de donner à découvrir de nouveaux opus pleins de sève, à l’attrait juvénile pour la virtuosité (à quelque niveau de la production que ce soit, du documentaire financé par Chalon-sur-Saône au film hollywoodien produit par Scorsese), Turin se tournait également vers la décennie de naissance des auteurs de ces films – les années 80, avec une rétrospective sur les punks au cinéma.
Mais d’abord, les trois principaux films primés – les moins stimulants du festival. Le jury présidé par Ed Lachman (chef op de Virgin Suicides et Ken Park, entre autres) a décerné le Grand prix et le Prix de la mise en scène à The Donor, de Zang Qiwu, qui appartient à cette école du cinéma asiatique consistant à laisser la majeure partie du film se dérouler à l’intérieur du personnage principal, et à le regarder sans bouger, du point de vue d’une mouche en quelque sorte, jusqu’à ce que des bribes d’intériorité finissent par devenir perceptibles par les antennes de l’insecte-spectateur. En l’occurrence on regarde ici un vieil homme aussi expressif que Kristen Stewart sous Doliprane donner un rein, avec toutes les procédures que cela implique. C’est politique, c’est courageux, et c’est d’une lenteur à se taillader les veines au mixeur. Pourtant, si la mouche qu’on est arrive à respirer dans cet air vicié par la monotonie, elle finit par s’intéresser au héros et le coup de théâtre final arrive comme une passionnante surprise, le donneur se sacrifiant pour les autres jusqu’à l’absurde (non, ce n’est pas ce que vous pensez, c’est autre chose, mais pour le savoir, il faudra tenir 1h44).
Le prix Fipresci de la critique est en revanche tout à fait incompréhensible. Les Derniers Parisiens, réalisé par deux des rappeurs de La Rumeur, Hamé et Ekoué, ne se pose pas de questions et on n’y trouve ni politique, ni courage. C’est un film nounours, consistant à recréer le passé pour le câliner en geignant – ici, le Pigalle des petits bonhommes avec leur petit code d’honneur, leurs zizis et des putes autour. C’est un faux film de jeunes infiltré au festival de Turin : un film de petits vieux nostalgiques. Le résultat nie à peu près tout ce qui se fait depuis quelques années pour améliorer le monde ; comme si Les Derniers Parisiens était l’œuvre, insolente et indulgente, du gosse de La Tête Haute, odieux du début à la fin mais qui accédait néanmoins à l’absolution sous la forme du bonheur d’avoir un gosse (déjà un garçon, évidemment). Dans Les Derniers Parisiens les personnages de Reda Kateb et ses amis sont d’odieuses petites frappes cupides et pornophiles, mais ont droit à une hagiographie en bonne et due forme. Quant à Mélanie Laurent, dans le rôle de la pute de luxe offerte par les scénaristes au patriarche (le grand frère qui a réussi), elle vient chercher ici son badge TripAdvisor d’experte en réalisme social niveau 8, tout juste bonne à fermer sa gueule quand Kateb le lui ordonne, à s’allumer une clope et à sortir du cadre bien sagement, « tu vois ce que je veux dire ? ».
Derrière ce programme nostalgique s’en cache un autre, qui est d’offrir aux petites frappes le monopole de la souffrance, parce que la vie de petite frappe, c’est pas facile tous les jours, entre la prison, les assistantes, les avocats et les huissiers ; sous-entendant ainsi que ceux qui n’ont pas autant souffert – ils sont nommés et filmés, ce sont les bobos et les touristes – sont au pire des merdeux, au mieux des abrutis (le dealer blanc-bec qui se fait virer de la fête, la touriste obèse – évidemment – qui se fait plumer à Pigalle). D’une manière générale le pire, ici, c’est bien le casting : une caribéenne dans le rôle de l’avocate vendue, une blanche dans le rôle de l’assistante sociale reproductrice, une blonde pas trop canon pour aller tailler des pipes dans les toilettes et un sosie de Janet Jackson dans le rôle de « la plus belle »… Imagerie beauf, pas loin d’être raciste, mais déguisée en portrait de braves jeunes. Et le jury critique tombe dans le panneau : forcément, Booba qui se prend pour Desplechin, c’est touchant.
Quant au prix du public, il revient à Wir sind die Flut, de Sebastian Hilger, fable sur un physicien tâchant d’expliquer pourquoi la marée s’est arrêtée dans un village du nord de l’Allemagne. Le film ne tient pas ses promesses : la friction entre le physicien rationnel et le phénomène poétique ne fait pas long feu et le tout vire à la métaphore permanente douchée de violons sur l’éternité et l’enfance. On se retrouve devant un wannabe-Interstellar (personnages en combinaison les pieds dans la mer, musique au rythme des secondes, temps qui s’arrête…), pour finir avec des barrières qu’on abat, un cerf-volant qui s’envole, une étreinte émue et des gens qui se parlent au ralenti pendant que la voix-off raconte une illumination. On comprend que le public soit sorti les larmes aux yeux, mais c’était un bon public. Nous, on nous a plutôt appris que ce n’était pas beau de réclamer.
Néanmoins Wir sind die Flut est aussi punk à sa manière : pendant que les deux physiciens poètes adressent de grands « fuck you » à la marée partie, une jeune fille tague des messages anarchistes sur une piscine désertée. Ce refus de se soumettre aux lois, qu’elles soient de la société comme de la nature, structurait cette 34ème édition du festival. Côté grands maîtres, au musée du cinéma, on découvrait les portraits vidéos de jeunes désoeuvrés mais heureux par Gus Van Sant ; côté programmation, la section « I did it my way » mettait à l’honneur Penelope Spheeris et Ivan Kral, pour une plongée dans l’univers de ceux qui eurent trente ans au tournant des années 80, âge d’or du punk. Au passage, le festival repose sur une boucle temporelle d’une redoutable cohérence, cette époque du punk ayant été la période à laquelle naquirent les réalisateurs trentenaires aujourd’hui en compétition.
Connaissez-vous Penelope Spheeris ? Probablement pas, ou alors sans le savoir. Elle est la réalisatrice de Wayne’s World, film culte de l’époque de la VHS avec Mike Myers. Elle est aussi la cousine de Costa-Gavras (qui passait recevoir un prix honorifique au festival cette année, d’ailleurs). Mais ce n’est pas le principal : elle a surtout écrit et réalisé, entre ses trente-cinq et ses quarante ans, deux films, projetés à Turin dans le cadre de la rétro punk : The Decline of the Western Civilization (1981) et Suburbia (1984). Le premier est un documentaire, le second une fiction. Dans le premier, Spheeris tourne comme la Wang Bing des punks, filmant les néonazis et les jeunes filles perdues avec la même curiosité impartiale. Ce qui l’intéresse, c’est le système rationnel sous-tendant l’apparent chaos de l’anarchie punk : elle affiche ainsi à l’écran les paroles incompréhensibles hurlées sur scène, interroge les responsables de la sécurité des concerts, écoute le batteur, tenant de la mécanique rythmique au milieu du marasme des guitares, et qui s’avère être un ancien étudiant en neurologie. C’est ici que Spheeris est actuelle – dans sa façon de scruter les mécanismes rationnels, et pourquoi pas neurologiques, derrière la violence et la laideur humaines. C’est aussi franchement drôle : on n’imagine pas le public d’un concert de Julien Doré ou de Frédéric François adresser de gros doigts d’honneur aux musiciens, ce qui est très souvent le cas ici.
The Decline of Western Civilization constitue le matériel d’origine de la fiction Suburbia, tournée dans la foulée, qui s’attache à un groupe de punk dans leur squat – l’un d’eux a par exemple un beau-père dans la police, comme c’était le cas d’un des personnages du documentaire. On y découvre notamment Flea, devenu par la suite le célébrissime bassiste des Red Hot Chili Peppers, qui n’avait alors que 22 ans et se faisait encore appeler « Mike B. The Flea » – pas la moitié d’un acteur et déjà proche de ses animaux (on le voit littéralement rouler une pelle à un rat noir). Ce qui passionne chez Spheeris, c’est qu’elle n’est pas punk elle-même, et le film n’est pas spécialement punk dans sa forme non plus. Il s’agit toujours de regarder calmement ce que personne ne peut voir depuis la fosse, au milieu des pogos et des coups ; de révéler à la fois l’intelligence de ces parias mais aussi leur racisme et la violence sexiste parfois à l’œuvre pendant leurs concerts. Entre Spring Breakers et Orange Mécanique, Suburbia recrée une violence de synthèse pour faire goûter au public ce que ressentent les personnages, plutôt que de se contenter de la reconstituer. Le film est ainsi encadré par deux explosions d’ultraviolence (un enfant dévoré par un rottweiler, un autre dégommé par une voiture) à chaque fois filmées plein cadre, comme si l’absence de cut, que les bonnes mœurs cinématographiques auraient exigé, était la quintessence de cette volonté punk de ne plus se plier aux règles, et de se confronter à la noirceur qui habite le monde.
Rétrospective punk toujours : Ivan Kral, guitariste pour Patti Smith mais surtout grand amateur de vidéo, venait à Turin présenter The Blank Generation, ingénieux montage de ses films en 16mm de trois minutes (taille de la pellicule oblige), sorti en 1976, qui est aux groupes punks de l’époque ce que This is it est à Michael Jackson : la synthèse, construite a posteriori, d’une légende, d’un mouvement, avec ce que cela comporte d’idéalisation et de mystère. On pense à Lester Bangs, qui dans Presque Célèbre expliquait qu’en 1970 le rock’n’roll était mort. Il n’imaginait alors pas l’avènement de ce mouvement de zombies revendiqués, torturés et dépressifs, loin de l’énergie lumineuse des Beatles et autres Lynyrd Skynyrd. On imagine pourtant facilement Cameron Crowe grimper aux rideaux comme un ouistiti hystérique devant The Blank Generation et son catalogue de rockstars (The Ramones, Blondie, Talking Heads, plus d’autres moins connus). Avec un détail formel intéressant : le son n’étant jamais live, les chansons que l’on entend correspondent à celles que l’on voit jouées, mais image et son proviennent toujours de deux enregistrement différents, ce qui donne à ces passages où l’on entend un solo de guitare sur un plan du pianiste un côté imaginé, fantasmé, insaisissable.
Le retour archéologique sur des images de la jeunesse était au cœur de deux documentaires assez réussis, l’un en compétition principale, l’autre en compétition documentaire : Las Lindas de Melisa Liebenthal et La Ville engloutie d’Anna de Manincor. Le premier s’intéresse à la façon dont les filles sont des filles, du point de vue d’une véritable Daria que les injonctions à la beauté ne touchent pas le moins du monde, elle et sa « bitchface naturelle ». Elle contemple ses amies d’enfance se maquiller, scrute la naissance des névroses en revoyant des photos d’enfance, lors de séquences où la caméra cherche laborieusement à faire le point sur une photo tenue par les doigts vernis d’une amie qui se marre – effet amateur certes, mais qui en dit long sur la difficulté qu’il peut y avoir à faire correspondre ce que l’on est devenu et ce que l’on a été.
Quant au documentaire financé par Chalon-sur-Saône, d’Anna de Manincour, lui aussi participait du même exercice nostalgique tourné vers les vieilles photos – Chalon-sur-Saône étant une ville marquée par la destruction des usines Kodak qui auront fait vivre la ville pendant des décennies. Tourné en noir et blanc numérique, La Ville engloutie est à la fois un documentaire sur une zone industrielle symbolique où « les bâtiments s’effondrent et le niveau de l’eau monte » et une réflexion sur la modernité. Les propos des intervenants idéalisant le passé de Kodak (« ça date de l’époque où on faisait des trucs durables ») répondent à l’emploi du noir et blanc numérique, sorte d’exhumation ironique d’un artefact ancien (le noir et blanc) au service d’un documentaire sur la montée des eaux, c’est-à-dire d’un monde nouveau où le mot « durable » a radicalement changé de sens.
La période punk était enfin celle de deux belles productions Scorsese programmées hors-compétition, dans la section Festa Mobile : Bleed for this de Ben Younger et Free Fire de Ben Wheatley. Scorsese oblige, la musique y occupait une part importante, quoique le premier racontât le retour sur le ring d’un boxeur à la nuque brisée, et le second une longue fusillade entre marchands d’armes et membres de l’IRA. Il y a deux ans c’est Whiplash, de Damien Chazelle, qu’avait programmé Turin en Festa Mobile. Bleed for this est son petit frère ou plutôt, pour être cohérent, son fils. Si l’on part du principe que Whiplash a aussi enfanté La La Land, prochain Chazelle, qui sortira bientôt, chacun des deux frères a hérité quelques éléments de son père. Dans La La Land, c’est toute la dimension musicale de Whiplash, et tout Chazelle ; dans Bleed for this, qui aurait tendance à être le cadet – moins brillant, moins Academy Award friendly – ce sera Miles Teller dans le rôle d’un ambitieux masochiste, une scène d’accident de voiture en plan–séquence, et un metteur en scène portant le film à bout de bras, du scénario à la production en plus de la réalisation.
Ciaran Hinds pastiche Al Pacino dans le rôle du père tandis qu’Aaron Eckhart, l’entraîneur, se prend pour Robert de Niro ; et ces deux fantômes de légendes accompagnent Teller et Younger dans les traces des Raging Bull et autres Million Dollar Baby qui les précèdent. En même temps, on pense au dernier blockbuster Marvel, Dr Strange, pour toutes les longues séquences de traumatisme post-accident, de réparation à l’hôpital, de chirurgie ; comme si les deux films portaient chacun à leur manière une sorte de volontarisme mystique de l’autoguérison. On comprend ce qui a pu séduire Scorsese dans ce récit de mutilation, de passion et de résurrection – et l’on comprend que la ville du Saint-Suaire ait mis un point d’honneur à ne pas passer à côté de Whiplash et Bleed for This. Il y a surtout dans ce dernier une morale assez belle, entre Scorsese et Eastwood. « Ce qui m’effraie dans le fait d’abandonner », raconte le boxeur mutilé, « c’est à quel point c’est facile ». Alors il continue, parce que céder à la facilité serait une honte. En même temps, lorsqu’on lui demande comment il s’est remis de sa blessure, il explique que le plus gros mensonge qu’on lui ait jamais raconté est que les choses étaient complexes. « Les choses sont simples. Tu veux quelque chose, tu le fais, c’est fait. C’est simple ». Ne pas céder à la facilité, c’est ici ne pas céder non plus à la facilité de s’imaginer que les choses sont si complexes qu’elles ne sont pas à notre portée. Et reconnaître qu’il est simple quoique douloureux de traverser des épreuves requiert du héros un courage assez rare, suffisant à faire l’originalité de cet énième film de boxe.
Quant à Free Fire, projeté lors de la cérémonie de clôture, il s’inscrit dans la liste de ces films turinois portés à bout de bras par leur auteur. C’est un régal, un climax de deux heures où les balles échangées entre les protagonistes ont valeur de discours et de sentiments, où chaque balle, en somme, a du sens et du poids ; comme si Ben Wheatley étirait sur deux heures les fusillades qui habituellement ne durent que trente minutes maximum, permettant par là de mieux voir ce qui s’y joue, à même les secondes, à même les balles. Le Shakespeare de Titus Andronicus aurait crié au génie et comme il n’était pas là, on se permettra de le faire à sa place. Ne serait-ce que parce que Brie Larson, Armie Hammer et Cillian Murphy sont excellents, parce que le travail sur le son, étirement du temps oblige, est somptueux ; ou parce que, tout simplement, s’y met en place cet équilibre rare entre désir de virtuosité et désir de substance, qui faisait le prix de tous ces films « de jeunes » découverts cette année encore à Turin.
Le 34ème Festival de Turin s’est déroulé du 18 au 26 novembre 2016.