Coen, Herzog, Weerasethakul : toucher le public (au sens propre)

Trois images marquantes de 2016 se répondent dans Ave César !, Au fin fond de la fournaise et l’installation Fever Room : de l’eau chez les frères Coen, du feu chez Herzog, de la lumière chez Weerasethakul. Trois offrandes pour renouveler le lien entre l’œuvre et ses spectateurs, et parvenir à les toucher presque littéralement.


Dans Ave César ! des frères Coen (2016), sur un tournage hollywoodien, une baleine gobe toute crue une sirène jouée par la vedette DeeAnna Moran (Scarlett Johansson). Au plan suivant, par son évent, le cétacé mécanique expulse de l’eau (et peu après quelques sirènes). Les Coen filment en plongée le jet puissant qui déposerait presque quelques gouttelettes sur l’objectif, avant de retomber.


Ave César !


Dans Au fin fond de la fournaise (2016), Werner Herzog voyage et filme de nombreux volcans. S’approchant du Yasur de l’île de Tanna au Vanuatu vers la fin du film, il l’observe de haut naturellement, mais presque les yeux dans les yeux cette fois. Si bien que lorsque le magma s’agite, ici aussi on aurait presque impression que les flammes pourraient nous atteindre.


Au fin fond de la fournaise


Le jet d’eau dans la séquence d’Ave César ! n’a évidemment rien de naturel. L’animal autant que ce qu’il rejette par l’orifice sont des artifices, de surcroit au cœur d’un simulacre (film dans le film), et l’image a même été mûrement réfléchie, puisqu’en miroir du cinéma de Busby Berkeley. Soit tout l’inverse de celle captée par Herzog au Vanuatu, éminemment naturelle puisque observation sans coupe d’un phénomène géologique, sommairement assimilable au battement de cœur de la Terre pour en traduire le caractère originel.

 

Pourtant, les Coen et Herzog ont adopté une même démarche : filmer ces deux éruptions pour l’effet considérable qu’ils sauront provoquer l’espace d’un instant sur le spectateur. Ce sont là deux jaillissements, obsédants pour leur lenteur et leur inéluctabilité, généreux pour la fascination qu’ils produisent, dont l’ambition est de venir chercher le spectateur. Ils sont déjà multiples dans Ave César !, mais dans les deux films une répétition encore accrue du mouvement finirait sûrement par opérer une forme d’hypnose sur les spectateurs. L’idée du jaillissement a quelque chose de forain, et le spectacle forain au sens cinématographique du terme, ce sont les films en relief qui le perpétuent. Pourtant, pas de «3D» chez les Coen, et quand Herzog lui s’y est essayé, il utilisa judicieusement la technique mais en sens inverse, recherchant l’effet de profondeur dans La grotte des rêves perdus (2010). Ces deux plans affirment donc que les Coen et Herzog n’ont aucunement besoin de l’effet de jaillissement en relief pour aller draguer leurs spectateurs, ils croient trop au pouvoir immanent du cinéma pour cela. Ici, et depuis toujours, ils se reposent sans mal sur sa force originelle, mais pour donner à voir l’extraordinaire. Quand les deux frères filment en léger travelling-avant le siphon d’un lavabo dans Barton Fink (1991), il y a déjà l’assurance d’offrir le plus avec le moins. Et aujourd’hui, les deux plans respectivement filmés dans une piscine chez les Coen et aux abords d’un volcan chez Herzog témoignent, de manière discrète et presque hypnotique, de l’envie des trois cinéastes de nous faire effleurer quelque chose d’inouï, plus encore que de simplement nous le montrer.

Ce désir n’est pas nouveau pour Herzog, il traverse même toute son œuvre de globe-trotteur. A tel point qu’il dût passer à l’étape supérieure au cours de sa carrière et trouver de nouvelles façons de rendre ses images proprement irréelles aux yeux des spectateurs, notamment en leur faisant croire ou presque qu’ils avaient la chance de voir ce qu’il n’aurait pas cru pouvoir. On retrouve cette idée dans Au fin fond de la fournaise quand Herzog se voit autorisé à tourner en Corée du Nord, et plus précisément encore quand il filme des étudiants au bord d’un précipice, observant le volcan du mont Paektu : sans couper, il passer de l’autre côté de la barrière, s’approchant du cratère avec un danger relatif mais difficile à mesurer, pour réussir à filmer les jeunes nord-coréens de face et les uns à côtés des autres. Quelques secondes plus tôt, le plan n’était pas même envisagé.


Au fin fond de la fournaise

Bien sûr, la méthode de Werner Herzog pour faire croire à l’incroyable à ses spectateurs est souvent plus spectaculaire qu’enjamber une petite barrière. Ce qu’il a proposé dans Leçons de ténèbres (1992) ou The Wild Blue Yonder (2005), c’était rien de moins que d’offrir une chance de découvrir des mondes extraterrestres. Des images d’incendies de puits de pétrole au Koweït dans le premier, des images sous-marines dans le second deviennent des visions d’un autre monde, nous explique Werner Herzog en voix off, naviguant ainsi du documentaire à la fiction, et de la fiction à la science-fiction. Son récent Salt and Fire (2016) se conclut par une idée proche, celle d’accueillir une population extraterrestre non pas à la Maison Blanche, mais dans l’immense et improbable désert de sel Uyuni en Bolivie. Et dès les premières minutes d’Au fin fond de la fournaise, le chef du village d’une autre île du Vanuatu confie s’être rendu au plus près du volcan Yasur et avoir eu le sentiment de «ne pas être sur Terre».

Via leur prisme unique de la fiction, les frères Coen ont eux aussi été tentés de temps à autres d’imaginer que la Terre n’était pas le cœur de l’univers. On les soupçonnera d’avoir suggéré l’apparition de la soucoupe volante dans la deuxième saison de la série Fargo (2015), créée par Noah Hawley mais dont ils sont les producteurs exécutifs. Précédemment, ils avaient déjà mise en scène la rencontre d’un quidam et d’un vaisseau spatial dans The Barber – l’homme qui n’était pas là (2001).

Il y a quelque chose de l’ordre du «I want to believe» cher à Fox Mulder ici. De la candeur dans l’attente d’une rencontre extraterrestre chez les Coen, une envie enfantine de la représenter en filmant un désert koweïtien (mais aussi bien son propre jardin) tout en se racontant des histoires chez Herzog. En 2016, les Coen et Herzog ont toujours autant envie de nous hypnotiser, toujours autant envie de nous faire voyager et sans nous demander de nous munir de lunettes, de casque de VR, rien de tout cela, simplement parce qu’ils en ont le pouvoir.





FEVER ROOM d'Apichatpong Weerasethakul

J’ai écrit le texte ci-dessus un mercredi après-midi, et je comptais le mettre en ligne le jeudi matin. Entre les deux, je passais la soirée au Théâtre des amandiers de Nanterre pour y découvrir Fever Room, une installation d’Apichatpong Weerasethakul. Dans cette dernière œuvre du réalisateur de Cemetery of Splendour (2015), on en retrouve les deux personnages de rêveurs, sensiblement dans les mêmes rôles et la même diégèse, mais pour une histoire onirique d’un nouvel ordre, d’autant plus que le médium a changé. La scénographie invite à prendre part aux percées rêvées du tandem. Parmi les images et sensations bluffantes mises en scène par Weerasethakul, un halo lumineux nous éblouit. Moment d’extase, au bas mot et sans trop en dire.

Il y avait dans les jaillissements de Ave César ! et Au fin fond de la fournaise un rapprochement à oser entre ces tentatives jumelles d’atteindre le spectateur et le trait d’union originel du cinéma qu’est le faisceau lumineux émanant du projecteur. Délaissant ici la forme usuelle du film tout en puisant dans la force primitive du cinéma, Weerasethakul propose dans Fever Room une façon plus directe et au moins aussi belle d’aller chercher le spectateur. Pas un spectateur de cinéma certes, mais un spectateur du cinéma, qui le regarde se faire. L’occasion d’aller plus loin encore. Avec Fever Room, Weerasethakul donne l’illusion à chacun d’être le seul visé, d’être élu, d’être aimé.


AVE, CÉSAR ! (Hail, Caesar!, Etats-Unis, 2015), un film de Joel et Ethan Coen, avec Josh Brolin, George Clooney, Channing Tatum, Ralph Fiennes, Tilda Swinton, Scarlett Johansson. Durée : 106 minutes. Sortie en France le 17 février 2016.

AU FIN FOND DE LA FOURNAISE (Into the Inferno, 2016), un film de Werner Herzog, avec Clive Oppenheimer. Durée : 104 minutes. Sortie mondiale sur Netflix le 28 octobre 2016.

FEVER ROOM d’Apichatpong Weerasethakul, installation créée à l’Asian Arts Theatre de Gwangju en Corée du Sud en juin 2015, présentée du 5 au 13 novembre 2016 au Théâtre des amandiers de Nanterre dans le cadre du Festival d’automne à Paris.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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