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Avec le récit de vingt-quatre heures bien remplies de la vie du studio executive Eddie Mannix, devant régler de jour comme de nuit les aléas des tournages de ses films et des vies de ses acteurs sous contrat, Joel et Ethan Coen surprennent en ne signant pas – ou pas seulement – une pochade de plus sur les coulisses d’Hollywood. Ils remettent sur le métier leurs réflexions sur l’existence humaine mises à nu dans A serious man, en les éclairant d’une lumière nouvelle : celle du projecteur de cinéma.
La deuxième scène de Ave, César ! des frères Coen est la séquence introductive du long-métrage fictif Ave, César ! produit par le studio Capitol Pictures, que gère au quotidien Mannix (incarné par Josh Brolin). Les deux Ave, César !, le vrai et le faux, partagent le même narrateur, ce qui situe d’entrée le nouveau film des Coen dans une zone grise où il se maintiendra jusqu’à son terme, à notre grande satisfaction. Car la crainte était de voir Ave, César ! s’égarer dans le même genre de farce vaine que le dernier projet à gros casting des frères, Burn after reading – qui marquait aussi leur dernière collaboration avec Tilda Swinton et George Clooney. L’une et l’autre interprètent à nouveau ici des rôles bouffons, mais appartenant comme tous les autres dans le film à l’arrière-plan d’un récit dont le point focal est la création cinématographique en tant que telle, personnifiée par l’homme qui a pour charge de la faire advenir concrètement – Mannix.
Le titre affiché sur la porte du bureau de Mannix est « Head of physical production », signe fonctionnant à plusieurs niveaux de compréhension parmi quantité d’autres disséminés au fil du film. Mannix est en charge de la production de films dans sa signification première, mais il passe en plus de cela un temps équivalent à produire tout ce qui existe autour des films ; l’interaction du cinéma avec le monde réel, qui couvre un large éventail de sujets allant de l’organisation des studios et équipes de tournage à la correction du contenu des scénarios et à l’image publique des stars. À travers les saynètes et intrigues que cette masse de problèmes à résoudre occasionne, le cinéma se voit représenté à la croisée de toutes ses contradictions bien connues : industrie et art, divertissement et réflexion, réalité des artifices nécessaires à la production autant que réalité de la puissance évocatrice de l’œuvre ainsi produite.
Par la magie d’une écriture brillante, à la fois dense et fluide, fantaisiste et réfléchie, reposant sur des clichés faciles mais excellant dans l’art de les employer à bon escient, les Coen intègrent tout cela dans Ave, César !, sans faire de tri ou organiser une hiérarchie parmi ces caractérisations possibles. Cette élasticité permet au récit de faire avec aisance le grand écart entre Mulholland Drive (un acteur transplanté d’un claquement de doigts de l’univers du western à celui du drame en chambre se voit répéter mécaniquement la sentence « le studio a décidé de changer ton image », version légère et néanmoins toujours angoissante de l’injonction « this is the girl ») et les films des Monty Python, La vie de Brian – le Ave, César ! fictif est lui aussi un péplum christique en carton-pâte – et Le sens de la vie, questionnement existentiel qui sert de boussole à l’histoire d’Eddie Mannix.
Le seul aperçu qui nous est donné du monde extérieur à la bulle du cinéma prend la forme d’une photographie, tendue à Mannix par un recruteur pour l’avionneur Lockheed : le champignon atomique dû au premier essai d’explosion d’une bombe H. La fin du monde est l’unique finalité du monde réel, de la même manière que la tornade dévastatrice survenant en conclusion de A serious man y constituait le seul horizon de l’existence des personnages. Cela achevait de faire de Larry Gopnik, l’antihéros de ce film, un martyr sans Dieu. À l’opposé de quoi Eddie (confronté aux mêmes interrogations, comme en témoignent avec verve ses tête-à-tête avec des religieux) peut être un apôtre avec une fonction à remplir, une quête à mener, grâce au cinéma dont l’assemblage des multiples facettes évoquées plus haut donne un portrait d’ensemble ambivalent, contradictoire, imparfait à l’image de l’humanité. Aux problèmes majeurs – religieux, politiques – que nous nous posons et qui nous dépassent, le cinéma ne nous apporte certes pas de solutions (le conflit entre capitalisme et communisme reste par exemple irrésolu à la fin de Ave, César !) ; mais faire des films apparaît comme étant en soi l’amorce d’une réponse, la seule manière concevable de s’extraire par le haut de nos tourments. Parce que même un acteur bas de plafond peut y déclamer une tirade qui bouleversera tous ceux qui l’entendront, parce que le travail d’une poignée de personnes sur un plateau ramassé dans le coin d’un hangar gigantesque pourra toujours créer un moment de grâce.
AVE, CÉSAR ! (Hail, Caesar!, Etats-Unis, 2015), un film de Joel et Ethan Coen, avec Josh Brolin, George Clooney, Channing Tatum, Ralph Fiennes, Tilda Swinton, Scarlett Johansson. Durée : 106 minutes. Sortie en France le 17 février 2016.