CINEMED 2016 : crépuscules et aurores du cinéma de braise

Du 21 au 29 octobre se tenait à Montpellier le Cinemed, qui n’a rien d’un congrès des professionnels de santé, mais tout d’un festival du cinéma méditerranéen. L’offre était pléthorique, avec plus de 200 films, dont une bonne moitié inédite. Nous avons donc décidé de nous focaliser sur la supposée crème de l’événement : les 9 longs-métrages en Compétition Officielle. Dans un contexte mondial traversé par les bouleversements et les luttes, on y a décelé beaucoup de textes et de sous-textes politiques, égalitaires, féministes, beaucoup d’envie aussi, un peu de fougue et de jeunesse, des hésitations et des maladresses : sans doute trop pour assurer une vraie tenue aux propositions. Mais au moins une belle promesse. Tour d’horizon d’un cinéma sur lit de braises.      

Mes séances de lutte  

DEMAIN DÈS L'AUBE de Lotfi AchourDemain dès l’aube de Lotfi Achour s’inscrit dans un ensemble de films célébrant le Printemps tunisien et devait initialement porter sur la seule journée du 14 janvier 2011, jour du renversement du régime et de la fuite de Ben Ali. Si cette dernière constitue effectivement le point de départ du récit, elle s’est transformée au gré des discussions entre les trois scénaristes en un prétexte à décrire la déréliction plus longue, post-traumatique, qui a suivi et dont le titre se fait l’écho : demain dès l’aube, ce poème d’Hugo où l’amoureux transi va rejoindre sa bien-aimée, mais pour fleurir sa tombe. Il y a d’abord la griserie, celle du fol espoir d’une jeunesse qui conduit son destin contre le sens du monde, très rapidement réprimé par un pouvoir qui joue ses dernières cartes. Ce 14 janvier, tout ce petit monde en effervescence se réfugie donc chez l’habitant et c’est l’occasion de donner à voir des âmes davantage traversées par la contradiction que ce qu’elles espéraient. Comme souvent, l’histoire va donner raison à la nuance, plus amère que douce : quelques rejetons de l’État vont profiter de la confusion pour glisser leur passé sous le tapis, comme la poussière repose inlassablement ; étau raffiné empêchant un peuple de faire son deuil, pour avancer enfin. De fait, c’est un film un peu bancal : un film gueule de bois, un film de combat, un film d’espoir, tout à la fois. Un film qui veut tout dire veut toujours trop dire. La multiplicité des sous-intrigues s’embrouillent comme elles nuisent à la force du propos. On retiendra toutefois une galerie de personnages attachants auxquels on souhaite un avenir plus parfumé qu’un bouquet de jasmin sur une pierre tombale.

Avant l’aube il y a la nuit et c’est sous un voile sombre que scintille faiblement L’Étoile d’Alger de Rachid Benhadj, Prix du jeune public ; cliché triste d’un pays exsangue et gangrenée par la folie réactionnaire de quelques arriérés. Tout commence à hauteur des pieds de Moussa gravissant les marches qui le mèneront aux terrasses de la ville blanche, en quête d’amour et de gloire. Ce jeune Algérois aux allures de Llewin Davis traîne sa guitare de mariages en cafés, plein d’espoir dans sa bonne étoile : avec son band, il aimerait pouvoir vivre de son art tout en subvenant aux besoins des siens. Et surtout faire que sa dulcinée se laisse convaincre, ainsi que son père, de le prendre pour époux. Difficile avec quelques dinars froissés en poche. Et quand enfin la célébrité lui tend les mains, l’islamisme radical voile de noir la ville bariolée d’alors. Cela donne lieu à des scènes simples, mais ingénieuses et indéniablement belles : ici, les drapés flottant au vent permettent un théâtre d’ombre évocateur ; plus loin un tchador se délite sous le ruissellement de l’ablution. C’est là un beau réquisitoire contre la coercition féminine. Mais à trop vouloir enchaîner les rebondissements, le récit trop fouillis et l’absence d’unité stylistique écartèlent un peu l’empathie. Un dernier carton se donnant les atours de l’histoire vraie finit par étouffer l’attachement bien légitime du spectateur à ces tristes destinées. Il faut croire que la proximité personnelle et temporelle nuit à la force du témoignage en se rapprochant davantage du sanglot compulsif et désordonné. On se rappellera quand même la petite musique de ces âmes vagabondes, monades mélancoliques qu’on voudrait plus libres.

Dans Tempête de sable, l’interprétation est remarquable et le cadre attentif, l’observation salutaire, mais rien ici ne surprendra personne.

TEMPÊTE DE SABLE d'Elite ZexerTempête de sable de Elite Zexer s’attache aussi à décrire la condition des femmes, mais dans un village bédouin. Il évoquera à tout spectateur attentif le multi-primé Mustang, mais sans la joliesse paresseuse d’un film qui empruntait déjà beaucoup à l’esthétique de Sofia Coppola. Dans la Turquie moderne, la fuite en voiture était possible. Dans le désert, elle n’est qu’un tour d’auto-tamponneuse avec retour à la case départ : indépendance de courte durée. Car la vraie force de ce pamphlet est aussi de montrer l’aspect doucereux d’un système étouffant dont on finit par épouser la logique : tout est lâcheté et compromission ; l’entraide et la dignité elles-mêmes, entre les différentes générations de femmes, n’est que la pierre angulaire et bien cruelle du statu quo. L’interprétation est remarquable et le cadre attentif, l’observation salutaire, mais rien ici ne surprendra personne. On regrette enfin la démarche politiquement et moralement très discutable de déporter ce sujet universel à l’orée de son propre pays, Israël, dont on imagine qu’il a, comme partout ailleurs, son lot de brutalités faites aux femmes.

Personal Affairs, film israélien de Maha Haj, Prix de la critique, évoque, lui, et contrairement aux précédents, une guerre consommée et larvée depuis longtemps : celle qui oppose Israéliens et Palestiniens. Vous n’y verrez pourtant aucun soldat, ou très peu, car c’est de couple qu’il s’agit : le vieux couple ensommeillé qui ne s’aime plus et qui fait semblant ; le plus jeune, davantage dans la fureur et la passion, sans doute encore capable de se chérir dans un futur proche. La figure du tango que constitue l’horizon du film est en ce sens éloquente : entre fusion et confrontation, on ne choisit pas, mais c’est bien d’amour dont il s’agit. Mâtiné d’humour plein d’une retenue toute britannique, le film convie ses personnages jusqu’en Suède, et ce faisant, attendrit et laisse espérer une accalmie salvatrice. Mais la belle légèreté de l’ensemble reste bien tiède, à quelques rares scènes touchantes près : une esthétique Ikéa, ronde, gris pastel, aux contours nets, qui essaime depuis une petite décennie dans le cinéma israélien.

Sous les latitudes plus houellebecqiennes d’Antiparos, SUNTAN d’Argiris PapadimitropoulosSuntan pourrait être le remake d’une centaine d’autres films vus et revus : l’histoire d’un pauvre type pris dans les rets de la passion. Soit Kostis, un quadra timoré et dépressif débarqué sur la petite île balnéaire en remplacement du médecin local. L’ambiance morose et délétère de Noël laisse vite place aux sunlights estivaux (mais pas tropicaux) et leur lot de beaux apollons et de naïades insouciantes. En l’occurrence un groupe de néo-hippies adeptes de nudisme, au contact desquels notre brave Kostis va pouvoir se décoincer un peu, en virant totalement YOLO. Jusqu’à espérer une histoire d’amour qui bien sûr, n’adviendra pas, à en devenir fissuré. Tout ceci est solaire, grinçant, bien photographié et surtout parfaitement anecdotique, comme l’étirement superficiel du court-métrage qu’il aurait dû être. Un élan spéculatif peut laisser interpréter la vignette comme une parabole de la crise et de l’interventionnisme européen : la jeunesse dorée suçant tout le miel d’Hellas avant de le laisser exsangue en fin de saison, à coups de sermons moralisateurs. D’autant qu’il y a un précédent avec son film Bank Gang, une comédie où il mêlait déjà passion et réflexion économique par l’intermédiaire d’une histoire entre un braqueur de banque et son employée. Mais qu’il s’agisse ici de sexisme ou de l’affirmation du pathétique des Grecs eux-mêmes, tout ceci laisse quand même place à l’indifférence, et plus sûrement à la consternation.

Nightlife cherche à percer le mystère d’une intrigue en scrutant les visages, ce qu’ils peuvent taire ou cacher, sans autre succès que de buter sur des regards aussi perdus qu’inquisiteurs.

NIGHTLIFE de Damjan KozoleNightlife du Slovène Damjan Kozole relève un temps le niveau avant de s’effondrer dans la philosophie Marabout du développement personnel. Ou la PNL, c’est de circonstance. Tout commençait pourtant plutôt bien, avec un dispositif opposant successivement deux portraits aussi saillants que fuyants d’un couple délivrant un cliché assez juste d’une société en transition. D’abord le mari, avocat aussi patibulaire qu’un ours slovène, qu’on épie comme on épiait Olivier Gourmet dans le Fils des Dardenne : c’est-à-dire sans trop comprendre quelle inquiétude peut le ronger. D’autant qu’il vient de gagner une affaire dont on ignorera tout. C’est un peu ce qui fait la matière du film et l’expérience du spectateur : chercher à percer le mystère d’une intrigue en scrutant les visages, ce qu’ils peuvent taire ou cacher, sans autre succès que de buter sur des regards aussi perdus qu’inquisiteurs. Car après que Milan a remporté son procès, on le retrouve nu, déchiqueté, presque mort, manifestement livré aux chiens, un godemichet à ses côtés. On attend l’ambulance avec ceux qui l’ont trouvé : la possibilité de la mort d’un personnage n’avait pas créé un tel suspens depuis longtemps. Mais qui et pourquoi ? La mafia ? Le pouvoir ? Des parties fines ? Sa femme Lea aimerait bien le savoir et c’est elle qu’on suit maintenant dans son enquête. Très vite il ne s’agit plus de savoir, mais de garder la face, de faire disparaître l’énorme phallus. Cette inquiétude, cette incertitude face à une administration dont on ne sait ce qu’elle cache transpire alors dans l’architecture des lieux publics. L’espace est saturé de lignes et tout est symétrie, mais une symétrie de biais : c’est un monde qui étouffe sous l’orthonormé, sans qu’on puisse se tenir debout. Dans ce monde réglé mais penché, on se perd un peu. Alors on essaie de se rassurer en sondant la surface, en se raccrochant à l’intégrité de sa face : il faut à tout prix soudoyer les fonctionnaires pour faire disparaître le faux membre. Sans succès. C’est le moment que Damjan Kozole choisit pour nous dire que tout ça ne rime à rien et que la seule chose à faire est de se tenir droit et de vivre. Deux heures de déambulations dans des bâtiments slovènes moches et gris, deux heures de visages dignes, fermés et taiseux plus tard, on nous livre ce mini-guide de vie bien pâle, comme un cheveu sur une soupe Franprix. Merci Marcel Rufo.

Parle à ma main  

On prend quand même cet encouragement à vivre au mot et on file voir Vivre et autres fictions de l’espagnol Jo Sol, qui a reçu la récompense suprême : l’Antigone d’or, ainsi que le Prix Nova et le Prix Jam de la meilleure musique, ce dernier étant tout à fait mérité. Le film emprunte la forme documentaire pour revendiquer le droit des handicapés à bénéficier de services sexuels. À vrai dire, indépendamment de notre progressisme hardcore, on se fout presque complètement de cette tribune qui se loverait très bien dans la rubrique « Idées » de Libé, mais qui n’a aucune espèce d’intérêt cinématographique. Il y a un type qui a un peu pété les plombs, enfermé en lui-même, comme les handicapés dans leur corps. Voilà pour la métaphore, qui trouvera grâce dans le flamenco et la promotion de la sensualité. De notre côté on retournera écouter Caetano Veloso chez Almodovar, un homme qui n’a pas oublié de faire du cinéma à la dernière Movida.

L’emprisonnement, c’est aussi le sujet de Fiore de Claudio Giovannesi, également sélectionné à La Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Cette histoire d’amour interminable entre deux adolescents dans le milieu carcéral est l’ultime occasion d’avoir nous aussi la désagréable impression d’être enfermés, si ce n’est dans un corps, au moins dans une salle de cinéma. Et de se poser la question : comment peut-on filmer un monde si dur et des sentiments si forts comme on filmerait un smoothie ? Il y a la joliesse du mannequin, des jolis pastels acidulés, des mouvements d’appareil en Steadycam parfaitement mous. En toile de fond, une très transparente peinture sociale dont le réalisateur lui-même dit ne pas se soucier. On pense quand même à Truffaut à la faveur d’une course en solitaire sur la plage, mais un Truffaut auquel on aurait consciencieusement enlevé le romanesque et la fièvre, c’est-à-dire qu’on pense en fait davantage au gode de Nightlife.

Avec Apprenti, le réalisateur turc Emre Konuk livre un récit d’une grande maîtrise formelle, allant jusqu’à pervertir la grammaire hitchcockienne et son écheveau psychanalytique

APPRENTI d'Emre KonukDe cinéma il a quand même été question et brillamment encore avec notre palme (enfin, notre Antigone) : Apprenti, premier film du Turc Emre Konuk. D’un point de départ tout à fait réel et banal (le jeune cinéaste est devenu hypocondriaque après une attaque de panique), Konuk a pourtant livré un récit d’une grande maîtrise formelle, allant jusqu’à pervertir la grammaire hitchcockienne et son écheveau psychanalytique. Soit l’idée très simple de tirer le fil d’un trouble existentiel, comme le maître du suspense le faisait dans Sueurs Froides ou La Maison du docteur Edwardes, mais en le mêlant à l’impassibilité d’un Buster Keaton et l’architecture comique d’un Tati, rien que ça. Pour le dire plus simplement : l’histoire d’un apprenti-tailleur corseté comme dans son costume premier prix étriqué. À première vue, rien de fou. On pourrait voir ici le seul film de la sélection absolument pas concerné par une quelconque dimension politique ou sociétale. Et ça n’est d’ailleurs pas le but avoué de Konuk, dont on peut voir le film comme une simple catharsis. Pourtant, un premier plan dont on apprend que c’est un cauchemar, centré sur le visage de plus en plus inquiet d’Alim, lui-même coincé sur la banquette arrière d’une voiture, nous en dit davantage sur la Turquie que trente heures d’arguties de Jo Sol sur n’importe quel autre sujet. Car à l’occasion d’un travelling arrière, on comprend assez vite que ce qui inquiète notre bon tailleur, c’est le remugle autour de la voiture. Des manifestants s’y frottent de plus en plus violemment, la menace de pénétration s’intensifie. La caméra revient étouffer notre protagoniste, qui se réveille en sueur. La scène est froide, clinique et on peut y discerner, mine de rien, deux jolies petites tentatives : celles de montrer l’isolement régional et géopolitique de la Turquie suite aux printemps arabes et son autisme face aux revendications populaires. Très vite pourtant, le récit laisse cette réflexion de côté pour la laisser définitivement hors-champ. On se concentre alors sur le quotidien d’Alim et son hypocondrie grandissante, ses stratégies d’évitement à la mécanique jubilatoire. Il apprend par exemple, au détour d’un journal, le potentiel danger des voitures roulant au GPL.

Vérifiant systématiquement chaque taxi à bord duquel il monte, sa vie devient un véritable enfer. Il décide donc d’emménager dans un appartement plus proche de son travail. Cette suite de retraites, pour drôles qu’elles soient, l’isolent toujours davantage. Ce dernier bouleversement va pourtant se révéler tout à fait décisif : la rencontre avec sa nouvelle propriétaire, une élégante sexagénaire, à la grâce hitchcockienne. Nous n’en dirons pas plus pour ne pas spoiler mais d’autres scènes sont remarquables et concernent toutes la dualité du miroitement. Une première, incroyable, qui évoque Le Bal des Vampires de Polanski (et dont Konuk se réclame) et qui pourrait marquer l’indifférence de la Turquie à elle-même, lorsque Alim passe devant un miroir et que son reflet n’apparaît pas. Une autre qui rejoue la tension érotique hitchcockienne, cette scène d’amour filmée comme un meurtre et inversement, tout ça simultanément : elle est à la fois fantasmée par un barbier rétrograde qui y voit la liaison incestueuse, amorale, perverse, pour tout dire émancipatrice ; elle n’est en réalité qu’un rapprochement, une main tendue. Au détour de fantasmes et d’angoisses ordinaires, quotidiens, c’est donc au corsetage d’une société en attente d’ouverture et de concorde que l’auteur renvoie. C’est la plupart du temps contemplatif, souvent franchement drôle et parfois d’une grande beauté. Disposant avec Heidegger que l’angoisse est la manifestation de l’authenticité à soi et au monde, on peut dorénavant soutenir que c’est aussi une merveilleuse occasion de faire de bons films. Souhaitons donc à ce tout jeune réalisateur de 28 ans, auparavant chef opérateur, de souffrir encore quelques cauchemars.

De notre côté, accueillis par la pluie, nous repartons du Cinemed baignés par un crépuscule radieux. Avant l’aurore…

Le 38e CineMed s’est déroulé du 21 au 29 octobre 2016

Joseph Boinay
Joseph Boinay

Mercenaire à l’émulsion sensible, Dario Grandinetti passé par les Lumières et Vodkaster, à l'affut dans l'Angle Mort.

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