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À Lyon, pour le Festival Lumière, Quentin Tarantino a ramené dans sa besace 14 films, dessinant les contours d’une marotte tout à fait inédite et aux premiers abords assez mystérieuse : l’année 1970, qui faisait l’objet d’une série de projections sobrement intitulée QT’s 70. Fondamentale dans l’histoire du cinéma aux yeux du maître, cette année marque la naissance d’une passion chez le réalisateur le plus populaire du XXIe siècle, qui projette d’en faire une mini-série, un podcast ou un livre. Dans l’attente forcément interminable, nous vous proposons ici de lire dans son intégralité la master class que Tarantino a dédiée à cette fameuse année 1970, avec la fougue et la passion qu’on lui connait.
Thierry Frémaux : Tu as poussé la cinéphilie jusqu’à devenir exploitant de salle, est-ce à dire que ta passion doit passer par la transmission ?
Quentin Tarantino : Tout petit déjà, j’avais le fantasme de devenir patron d’une chaine de télévision, pour voir tous les films que je voulais. En attendant, je découpais les magazines TV et constituais une sorte de programme idéal. Il se trouve que depuis 15 ans, je collectionne des copies 16 et 35 mm. Au début pour moi-même, mais j’étais persuadé que j’allais dépasser cet usage très privé, très personnel du collectionneur. À Los Angeles, il y avait le New Beverly, un cinéma où étaient projetés des films anciens, depuis 1978. La salle n’avait plus les moyens de survivre, j’ai donc commencé à la soutenir financièrement pour éviter sa fermeture.
Je sais, c’est un geste généreux ! Mais je le faisais pour moi aussi, parce que Los Angeles, c’est ma maison : j’avais peur d’être malheureux si cette salle disparaissait. Il se trouve que son patron est décédé, il a donc fallu que je m’implique davantage, que je prenne les choses en main : pendant 5 ans j’ai participé à la programmation de la salle et quand j’en suis devenu le patron, je l’ai assumée seul. Je fais venir des copies de différentes archives, de différentes sources. Mais mon idée était aussi de partager mes propres copies. Je possédais ce lieu, il me paraissait donc naturel de les faire voir. Il y a aussi un vidéoclub dans la vallée que je soutiens et que j’entretiens parce que ma vie serait moins drôle sans. Et quand je parle de vidéo, c’est vraiment de la vidéo.
Quand est né cet intérêt pour l’année 1970 ? Et pourquoi cette année en particulier ?
Je ne sais pas exactement quand ça a commencé… En fait, si : c’est avec la lecture de Pictures at a Revolution de Mark Harris, qui démontre de façon parfaite comment l’année 1967 est l’année charnière de l’apparition du Nouvel Hollywood. Pour ce faire, il étudie les scènes de cinq films nommés aux Oscars dans la catégorie reine : Le Lauréat, Docteur Doolittle, Bonnie & Clyde, Dans la Chaleur de la nuit et Devine qui vient diner ce soir. Ce qu’il met en évidence de façon très brillante – c’est le meilleur livre de cinéma qui a été écrit depuis des années – c’est qu’à la fin de l’année 1967, le Nouvel Hollywood a déjà vaincu l’ancien, sauf qu’ils l’ignorent l’un et l’autre. Par ailleurs, on voit très vite le phénomène s’accélérer : en 1968, Macadam Cowboy, qui gagne l’Oscar du meilleur film, va déjà beaucoup plus loin. L’année suivante c’est Easy Rider. Et en 1970, on atteint l’apogée : il ne subsiste que le Nouvel Hollywood, tout le reste est mort.
Comme le titre l’indique, ce à quoi Harris s’intéresse, ce sont les balbutiements, l’étincelle qui a initié cette révolution. Pour moi, l’objectif était plutôt de déterminer quand elle a effectivement été achevée. Il se trouve qu’à une échelle plus personnelle, l’année 1970 est encore vivace dans mon esprit : je me souviens très précisément de ce qu’était le cinéma à cette époque. Mes parents m’y emmenaient régulièrement et je me souviens très bien des films que j’ai vus. Et pour les autres, je garde en mémoire ce que la télévision, les journaux et les bandes-annonces en disaient. Donc toute cette démarche prend aussi son origine dans mon regard – celui d’un enfant de 7 ans – sur un paysage cinématographique très précis, encore très présent dans mon esprit. Et puis il se trouve que c’est toujours mon approche : mes dadas au cinéma ont toujours un point de départ. Ça peut être un cinéaste ou un film particulier. Après je tire le fil et je me documente.
Et c’est cette année-là que j’ai commencé à lire, à fréquenter les librairies, les bibliothèques, à voir des films. Je me suis vite rendu compte qu’elle correspondait incontestablement à la souveraineté du Nouvel Hollywood. Ce qui était moins certain en revanche, c’était qu’il soit capable de perdurer à travers les années, notamment dans la relation qu’il établissait avec le public. Il a d’ailleurs commencé par négliger ce public, certains groupes ont été mis sur la touche : celui des familles, qui permettait à un film comme My Fair Lady ou La Mélodie du Bonheur de rester 5 ans en salles. Bien sûr il y avait un public plus chic qui se réjouissait de l’existence de ce Nouvel Hollywood mais il n’y avait aucune certitude sur le fait qu’il puisse survivre. Ce modèle économique dont on sait maintenant qu’il a existé au moins jusqu’en 1976 n’allait absolument pas de soi.
Je ne sais pas encore ce que je vais faire de ce projet qui m’occupe tant : un podcast en quatre épisodes, un livre, un documentaire… Je n’en sais rien, mais vous en serez les premiers informés.
On peut citer deux points de repère essentiels : M*A*S*H et Cinq Pièces Faciles. Ils ont permis l’apparition de films tels que French Connection, L’Exorciste ou Ce plaisir qu’on dit charnel. Tous ces films-là n’ont pu exister que parce qu’il y a eu des modèles économiques aussi forts que M*A*S*H et Cinq Pièces Faciles.
Je me suis rendu compte petit à petit qu’il serait un peu illusoire de vouloir faire un point sérieux sur le devenir du Nouvel Hollywood si je ne le replaçais pas dans le contexte du cinéma mondial, que je devais tenir compte des évolutions dans le reste du monde. Je me suis donc intéressé à la production internationale en prenant toujours 1970 comme année de référence, c’est-à-dire comme année de sortie des films dans leur pays, pas aux États-Unis. Un film comme Le Conformiste est sorti en Italie en 1970 et seulement en 1971 aux États-Unis. De cette manière, j’avais un objet d’étude suffisamment sérieux et pertinent pour y consacrer les quatre dernières années de ma vie.
Je ne sais pas encore ce que je vais faire de ce projet qui m’occupe tant : un podcast en quatre épisodes, un livre, un documentaire… Je n’en sais rien, mais vous en serez les premiers informés.
Pourquoi avoir sélectionné ces 14 films-là à Lyon, en particulier, pour évoquer cette idée ?
Je me suis rendu compte très vite que même si l’aspect le plus intéressant était celui du Nouvel Hollywood, je ne pouvais me contenter de ça : il fallait que je m’intéresse à tous les films de l’année 70 et que ce soit l’unique critère de sélection, en considérant donc aussi ces films et ces réalisateurs largués, en quelque sorte coincés dans l’année 1965, si ce n’est 1955. Il fallait que je dépasse la tentation de les juger ou de vouloir faire une espèce de liste de mes films préférés. Bien entendu, j’étais tenté de le faire mais dès lors que j’ai commencé cette classification, je me suis rendu compte que les films qui m’intéressaient le plus, ceux qui éveillaient le plus ma curiosité, étaient ceux qui avaient tendance à être dans la partie « basse » de ma liste. Donc je me suis forcé à dépasser le critère de jugement, à éviter de catégoriser en bon ou mauvais film mais plutôt de cerner ce qui se révélait le plus intéressant et qui se révélait souvent fascinant dans ces films. Bien sûr il y aura toujours en moi un cinéphile, un critique de cinéma, qui ne pourra pas s’empêcher de juger les films et de trancher entre ce qu’il estime bon et mauvais mais mon ambition ici est plutôt d’avoir une approche d’historien ou de sociologue, donc une approche qui ne soit pas dans le jugement.
Il est important ici que je précise que les 14 films que j’ai apportés ne sont pas mes films préférés de l’année 70. Il a fallu les choisir sur d’autres critères : d’abord ce sont des films pour lesquels on a trouvé des copies disponibles qu’on pouvait acheminer à Lyon cette semaine, deuxièmement ce sont des films que j’ai choisi parce que je savais qu’ils emporteraient l’adhésion, qu’ils pourraient permettre au public de passer un bon moment. Et puis ce sont des films qui, a défaut d’être mes préférés, sont les plus représentatifs de la diversité du paysage de la production cinématographique mondiale de l’année 70. Pour chacun de ces 14 films il y en a au moins 4 ou 5 qu’on pourrait ranger dans la même sous-catégorie
Comment as-tu procédé pour établir cette liste ?
Je m’y suis plongé jusqu’au cou, je n’ai fait que ça : je regardais des copies, des DVD, j’ai lu des critiques. Je me suis même retrouvé à scanner des programmes du câble pour prévoir les enregistrements. Je me suis également beaucoup documenté dans les bibliothèques, notamment pour lire les critiques de l’époque : ce que disaient Roger Ebert, les critiques du N.Y Times, du L.A Times. J’ai ainsi pu m’imprégner de l’importance que revêtaient ces films et surtout des réactions que ce changement suscitait. Hollywood en était très conscient, une certaine crainte accompagnait cette transformation : c’était une mue, mais une mue douloureuse.
Parmi les promesses de cette époque-là, la promesse de liberté a été tenue mais d’autres ne l’ont pas été, par exemple celle d’un vrai cinéma noir aux États-Unis
Ensuite, quand on s’intéresse à une année, on s’intéresse aussi aux quelques années qui précèdent et qui suivent. En élargissant un peu mon regard, je me suis rendu compte qu’il y avait des schémas qui se dessinaient, des modes de fonctionnement. On a assisté à une espèce de libération très grisante : tout semblait possible, il n’y avait plus aucune contrainte. Cette liberté paraissait trop grande pour être maitrisable. Les réalisateurs pouvaient tout tourner, il n’y avait plus aucune restriction, aucun contrôle : n’importe quel livre, n’importe quel sujet pouvait être abordé et c’était peut-être une liberté intenable. Parmi les promesses de cette époque-là, la promesse de liberté a été tenue mais d’autres ne l’ont pas été, par exemple celle d’un vrai cinéma noir aux États-Unis. On pouvait pourtant y croire au regard de la production de l’année 70, mais ça n’a pas pu se prolonger. Il y a des grands films comme Watermelon Man de Melvin Van Peebles ou Colère Noire de Paul Bogart qui ont vu le jour et d’autres qui traitaient de cette question de façon très profonde, mais ça n’a pas eu de suite. Ce qui a pris une vraie place, c’est la blacksploitation. Même si j’en suis fan, je dois dire que c’est un mouvement qui s’est substitué à la possibilité d’une vraie voix noire dans le cinéma américain. De la même façon, on espérait que le cinéma érotique allait pouvoir sortir de l’antichambre du cinéma porno et qu’il deviendrait tout à fait présentable, qu’il sortirait dans les grandes salles, pour le grand public ; que des gens très biens, des couples aillent voir des films érotiques. Il y a eu des grands cinéastes comme Russ Meyer ou Ken Russel dont j’aime beaucoup les films qui ont pu essaimer dans les années qui suivent : il y a eu le Dernier Tango à Paris en 71, Ce plaisir qu’on dit charnel en 72 ou encore L’Empire des sens, mais ça n’a fait que retomber par la suite dans une sorte de sous-genre de cinéma porno et c’est redevenu le cinéma peu fréquentable de la sexploitation.
Hollywood Vixen a été leur plus gros succès. Ils en étaient gênés : ils auraient voulu s’enorgueillir d’un autre film, ils auraient préféré qu’il n’ait pas ce succès-là
Russ Meyer était produit par un studio. On a du mal à imaginer qu’un grand studio d’Hollywood ait pu s’intéresser à un réalisateur comme ça.
Précisément. La preuve que je ne suis pas seul à penser que ce cinéma avait une chance de devenir respectable et majoritaire, c’est que les studios eux-mêmes en étaient persuadés. Russ Meyer faisait du cinéma depuis 10 ans. La série des Vixens avait certes eu un certain succès mais si la Fox est allé le chercher et a voulu sortir son film en y apposant le logo Fox, c’est précisément parce qu’ils pensaient qu’ils pourraient en faire un cinéaste de leur cru. Mais ce n’est pas parce qu’ils avaient flairé le bon coup qu’ils n’avaient pas de préjugés vis-à-vis de ce cinéma-là. Ils avaient eu beaucoup de très gros succès cette année-là : M*A*S*H et Patton entre autres mais Hollywood Vixen a été leur plus gros succès. Ils en étaient gênés : ils auraient voulu s’enorgueillir d’un autre film, ils auraient préféré qu’il n’ait pas ce succès-là. C’est ce qui a valu à Russ Meyer de retourner à ses anciennes habitudes après ce succès et de recommencer à faire le cinéma qu’il faisait avant d’être repéré
Comment établir la relation entre le jeune cinéma américain et le jeune cinéma européen ?
En fait aux États-Unis on a pu découvrir le cinéma d’auteur mondial dès les années 50. Ces films ont été montrés dans les grandes villes et ont été très bien reçus. Les Américains ont découvert les films de Bergman, Rossellini, Fellini, Kurosawa… Que ce soit auprès des critiques ou du public, il y a eu un véritable engouement pour ces auteurs. Ça a été une très grande source d’inspiration. Toutefois, il faut comprendre que les grands réalisateurs américains de l’époque n’avaient en aucune façon une liberté comparable à celle d’un Fellini ou un Bergman. Ils devaient se couler dans le moule imposé par Hollywood en essayant de s’y exprimer le plus librement. Avec l’avènement du Nouvel Hollywood, ils ont pu avoir cette liberté, ils se sont alors emparé de toutes les techniques et tous les modes d’expression qu’avait apportés le cinéma mondial pour tourner d’une autre façon. Il y a un exemple que je pourrais vous donner, qui peut paraître étrange mais pourtant très pertinent sur cette question-là : c’est la façon dont Love Story a été tourné par Arthur Hiller. Ce film qui a été un immense succès, très bien perçu, ne fonctionne finalement que par l’alchimie authentique qui existait entre les deux acteurs. Parce qu’il y avait cette alchimie-là et qu’il voulait la capturer de façon brute, Hiller s’est permis de la filmer d’une façon que je n’avais jamais vue ni par lui ni dans le cinéma classique américain : c’est-à-dire en mettant de coté le montage pour les filmer dans de longs plans-séquences avec des longues focales, en les laissant être comme ils étaient, simplement. Ça c’était quelque chose d’inédit dans le cinéma américain et qui n’a été rendu possible que par la fréquentation du cinéma d’auteur international.
De quelle manière Hollywood elle-même s’est séparée de son passé en mettant en œuvre quelque chose qui a tenté de favoriser le Nouvel Hollywood ?
Il se trouve qu’en 1970 le Nouvel Hollywood se trouve confronté à un dilemme inconscient auquel il faut faire face : se démarquer de la contre-culture hippie des années 60 et faire en sorte qu’un autre Hollywood existe et perdure. C’est très intéressant parce que personne ne pouvait soupçonner dans les années 60 que les sixties allaient mourir si rapidement. Dès 1970, ça n’a déjà plus aucun intérêt ni aucune pertinence, notamment pour évoquer les enjeux qui étaient pourtant au premier plan durant la décennie précédente. Beaucoup de films qui sont sortis en 70 ont été tourné en 69 et pourtant la rupture est très nette pendant cette année charnière. Par exemple un sujet qui était de toutes les conversation et dans toute la presse c’était celui de la radicalisation du mouvement protestataire dans les campus : il y a eu 5 films sur ces mouvements-là, comme Zabriskie Point. Il se trouve que la plupart de ces films-là sont très vite tombés dans l’oubli : dès 1970 plus personne ne s’intéressait à ce phénomène qui semblait déjà daté. Il y a aussi un grand nombre de films traitant d’un homme bien sous tout rapport qui se fait tourner la tête par une hippie échevelée : ça aussi c’est quelque chose qui n’intéresse plus personne parce que c’était déjà dépassé en 1970. Il y a un film qui représentait ou résumait très bien les années 60 en 1970, c’est Woodstock. Ça a été un cas absolument unique. Il n’y en a jamais eu d’autres. Et à ce titre, un film très intéressant est Gas-s-s-s de Roger Corman. C’est quelqu’un qui avait été toute sa vie en avance sur les autres, qui avait le chic pour savoir quel serait le prochain film à suivre, quel mouvement, quelle tournure prendraient les gouts cinématographiques. Eh bien cette fois-là il s’est planté : quand Gas-s-s-s est sorti, il avait déjà un train de retard. C’est très ironique de voir qu’en fait beaucoup des grands films représentant les années 60 sont étrangement sortis cette année-là, alors qu’on en était déjà loin. C’est le cas de deux films que j’aime beaucoup : The Baby Maker et The Magic Garden of Stanley Sweetheart qu’Andy Warhol aussi tenait en très grande estime à Greenwich Village
Cinq pièces faciles, c’est un film gueule de bois, celle des sixties
En France, Mai 68 a davantage été la fin de quelque chose que son début. Dans toutes ces révolutions, ce qui est le plus explicite, c’est que ça marque la fin de quelque chose d’autre.
Exactement (en français dans le texte). C’est en ce sens que Cinq pièces faciles est extrêmement précieux et précis sur cette période-là, parce qu’il touche à quelque chose de ce truchement-là, de ce passage-là : c’est un film qui appartient définitivement aux années 70 et pourtant il est là pour montrer en quoi les années 60 sont mortes, qu’elle ne sont plus possibles. C’est un film gueule de bois, celle des sixties.
Encore une fois je tiens à vous dire que tout ceci est le résultat de l’analyse que j’ai fait pendant 4 ans mais aussi la résurgence de mes souvenirs d’enfant, de ce que j’avais gardé en moi et que j’ai pu remettre dans un contexte plus large lors de cette étude. Pour être honnête ce ne sont pas tellement les films eux-mêmes dont je me souviens mais de mon expérience de spectateur, de la façon dont ces salles vibraient face à The Owl and the Pussycat de Herbert Ross ou Where’s Poppa de Carl Reiner par exemple. Face à ces films-là, je me souviens très bien des réactions du public, qui n’était pas habitué à l’humour graveleux, à ce que le sexe soit évoqué aussi frontalement… Je me souviens comment cette salle riait, comment elle recevait le film. Ce n’était pas un rire qu’on avait l’habitude d’entendre : la salle gloussait, son rire était malicieux. Ils voulaient presque prouver qu’ils avaient saisi le côté grivois. Ils étaient fiers et c’était quelque chose qu’ils partageaient : ce clin d’œil et cette liberté.
Et qu’en est-il du western en 1970, genre cinématographique américain par excellence ?
Il y a différentes facettes de la réalité du western cette année-là. En Italie, le premier film d’Enzo Barboni a complètement révolutionné le western spaghetti, qui était pourtant déjà très reconnu et qui marchait très bien partout dans le monde : On l’appelle Trinita, avec Terence Hill et Bud Spencer. Et parce que c’était très drôle, parce que c’était un comique qui fonctionnait très bien, il a redéfini le genre. Après ce film-là et jusqu’à la fin du phénomène, trois ans plus tard, tous les westerns devaient participer du même humour. C’est comme ça que Terence Hill et Bud spencer ont permis à Clint Eastwood de prendre le même chemin. Compañeros de Corbucci est arrivé la même année. Et c’est dans les années 70 que le western a pris un tournant vraiment décisif dans la mesure où c’est à partir de ces années-là qu’il y a vraiment eu des western typés 70 : des westerns qui ont commencé à se remettre en question, à se regarder eux-mêmes, à regarder l’histoire et les antécédents du genre. En quelque sorte, ils ont commencé à payer pour les péchés de John Ford. Des films comme Soldat Bleu de Ralph Nelson ou Little Big Man, sans être hippies, sont des films de la contre-culture, de façon incontestable : ils demandent aux Américains d’accepter de revoir la dimension très romantique qu’ils ont pu attribuer à la description de leur passé. Il y a eu aussi des westerns extrêmement lyriques, des sortes de poèmes. Quelqu’un comme Peckinpah a fait La Balade de Cable Hogue, un film poétique, juste après La Horde sauvage (que je tiens pour le chef-d’œuvre du western). Mais subsistaient aussi les représentants de la « vraie » école du western, pour les gens qui ne pouvaient ou ne voulaient pas prendre le tournant : des films comme Chisum d’Andrew McLaglen avec John Wayne ou Un Beau Salaud de Burt Kennedy, un western avec Sinatra. Et enfin il y a aussi des inclassables comme El Topo de Jodorowsky ou Zachariah de George Englund, autrement appelé le « premier western électrique ».
L’histoire a retenu M*A*S*H qui a reçu la Palme d’or cette année-là. Mais ce dont on se souvient moins, c’est qu’à l’annonce du palmarès, les membres du jury ont tenu a ce que soit dit qu’un grand nombre d’entre eux auraient préféré l’attribuer à Strawberry Statement. C’est à ma connaissance un cas unique dans l’histoire du festival
Il y a aussi un échange de génération à cette époque à Hollywood.
Oui à ce titre ça a été une année très intéressante, parce qu’il y a eu beaucoup de premiers films : L’Oiseau au plumage de cristal ; On l’appelle Trinita ; Vas-y, Fonce ; Le Propriétaire ; The Baby Maker ; El Topo ; Strawberry Statement… Mais il se trouve que ça a aussi correspondu au dernier souffle de grands cinéastes des décennies précédentes.
Stuart Hagmann avec Strawberry Statement aurait pu à mon sens devenir le David Fincher de l’époque même si après ce premier film très remarqué il a du revenir à son métier de départ qui était d’écrire pour la télévision. D’ailleurs il y a une petite anecdote à ce propos : l’histoire a retenu M*A*S*H qui a reçu la Palme d’or cette année-là. Mais ce dont on se souvient moins, c’est qu’à l’annonce du palmarès, les membres du jury ont tenu a ce que soit dit qu’un grand nombre d’entre eux auraient préféré l’attribuer à Strawberry Statement. C’est à ma connaissance un cas unique dans l’histoire du festival.
L’autre fait remarquable de 70, ce sont tous les réalisateurs qui ont fait un film cette année-là et plus aucun pendant 10 ou 15 années après. C’est le cas de David Lean avec La Fille de Ryan, Vincente Minnelli, ou Jerry Lewis avec deux films. Ils disparaitront littéralement des écrans jusque dans les années 80. Mais franchement, pour la plupart d’entre eux, on se dit qu’il était temps.
Nous n’avons pas évoqué le cinéma asiatique de cette période.
Oui, le cinéma de genre a aussi subi une révolution complète, a été totalement redéfini, notamment à Hong-Kong. The Chinese Boxer est par exemple le premier film de combat sans sabre où le héros n’avait que ses poings pour se battre. Ça a été la naissance de ces films de baston qui sont encore associés au genre spécifiquement hong-kongais. Au Japon, ça a été Baby Cart, qui me paraît être un film tout à fait remarquable et qu’on peut reconnaître aujourd’hui comme le premier film d’action japonais. Non pas qu’il n’y ait pas eu de sang auparavant dans les films japonais ou ailleurs, mais la façon dont Baby Cart sanguinole, la façon qu’à Misumi de filmer le sang de façon si virtuose est quelque chose d’absolument unique.
Mais de tous les premiers films remarquables de cette année, il n’y en a aucun qui a pu modifier l’ensemble du paysage cinématographique d’un pays comme l’a fait L’Oiseau au plumage de cristal. C’est à partir de ce moment-là que le Giallo est apparu et a complètement dominé le cinéma de genre italien, pendant des années. Cette façon très exquise de montrer des histoires de meurtres gantés de noir est quelque chose qui a totalement modifié la vision du genre. Il faut peut-être préciser l’origine du nom : Giallo veut dire « jaune » en italien et c’était la couleur des romans policiers bon marché qui se vendaient comme des petits pains à l’époque. C’était le nom de ces livres d’abord et des films ensuite. C’est devenu un genre en soi, qui fait unité et qui était un point de référence. Dario Argento en l’occurrence est devenu un dieu, une référence pour les fans de films d’horreur ou des thrillers des années 70.
Peut-on arriver à expliquer pourquoi tout ça s’est cristallisé en 1970 dans le monde entier ?
Je crois qu’en fait le cinéma commercial fonctionne partout de la même façon : on sort d’abord un film qui se trouve faire un gros succès et il y en a 15 autres qui sont faits sur le même modèle. Ça définit un sous-genre et la valeur des films, les références ne valent qu’à l’intérieur de ce sous-genre. À chaque vague de sous-genres en succède une autre et je suppose que l’année 70 est le résultat d’un épuisement de toutes les vagues précédentes. Et puis à ce moment-là il y a eu une sorte de vie qui a correspondu à l’apparition de nouvelles tendances. Par exemple, Dario Argento a donné une nouvelle identité aux films de genre qui se rapprochaient déjà eux aussi de Hitchcock ou Bava, mais avec une proposition visuelle et graphique nettement plus intéressante que ses prédécesseurs.
(à partir de là, Quentin Tarantino n’a plus besoin de questions pour dérouler son analyse)
Ce en quoi Patton est spécifique de l’année 70 n’a pas à voir avec le fait que le personnage change de regard sur la guerre mais dans la mesure où il permet au public d’avoir deux interprétation tout à fait opposées, de façon simultanée
Suicide is painless
Je sais comment boucler la boucle : ça me permettra de présenter M*A*S*H et de vous donner une photo parfaite du bouleversement qui était celui d’Hollywood à l’époque.
En 70, la Fox a fait 3 films de guerre : Tora ! Tora ! Tora !, Patton et M*A*S*H.
Le plus cher était Tora ! Tora ! Tora ! tout simplement à causes des reconstitutions, à l’instar des films de guerres précédents. Des fortunes ont été dépensées pour créer les effets spéciaux, très bons pour l’époque, et ils ont par ailleurs dépensé autant d’argent pour inciter les gens à le voir. Je me souviens encore gamin devant la télévision : la publicité pour le film tournait en boucle. Mais ça n’a pas incité les gens à aller le voir. Le second film fut Patton qui a eu un très gros succès, il a reçu l’oscar du meilleur film et du meilleur acteur. De toute façon c’était joué d’avance, il ne pouvait pas ne pas le gagner. Mais ce que je veux dire, c’est que si ce film était sorti en 58 ou en 64, ça aurait été un film tout à fait différent, pas seulement parce que d’autres acteurs auraient joué dedans mais surtout parce qu’ils auraient proposé une vison beaucoup plus romantique de l’histoire et de la guerre. Ils vous auraient demandé à vous, public, d’avoir cette vision romantique. Ils l’auraient exigé. Ce en quoi Patton est un film de 70 et non de 58 ou 64, c’est que Patton a certes une image romantique très positive mais il est laissé au public la possibilité d’avoir sa propre interprétation : s’il est de droite, il réagit généralement en se disant que Patton a bien fait, qu’il faudrait qu’un autre Patton nous débarrasse de tous ces connards. Et s’il est de gauche, il se dirait : « voilà, ce sont ces salopards de va-t’en-guerre qui nous mettent dans la merde. » Ce en quoi ce film est spécifique de l’année 70 n’a pas à voir avec le fait que le personnage change de regard sur la guerre mais dans la mesure où il permet au public d’avoir deux interprétation tout à fait opposées, de façon simultanée.
Enfin le troisième film que la Fox a fait cette année-là, ils s’en moquaient complètement : il devait être tourné sans budget par un type dont ils n’avaient même pas retenu le nom, quelque part vers Malibu. Ils avaient d’autres chats à fouetter, en l’occurrence vendre Tora ! Tora ! Tora et s’occuper de faire tourner Patton. Ce film-là, c’était M*A*S*H et ils l’ont complètement négligé. Mais il s’est fait et c’est absolument extraordinaire : ça a été le seul vrai film sur le Vietnam. Il traitait de la guerre de Corée, mais c’est bien au Vietnam que le public américain a associé le film. Il a parfaitement réussi à montrer comment les individus exposés à l’horreur de la guerre, à cette expérience complètement inhumaine de la guerre n’ont pas d’autres moyens de résistance que de s’éclater, s’envoyer en l’air, se bourrer la gueule. Et même si Patton a remporté tous les prix, c’est bien M*A*S*H qui a gagné le cœur du public américain. Il ne pouvait pas se faire une autre année qu’en 70, année où moi, gamin de 7 ans, je me suis retrouvé 5 fois de suite dans la salle à le voir avec mes parents qui l’adoraient. Je suis très content. Je n’ai jamais été fan de la série, ni d’Altman (d’ailleurs lui non plus ne m’aimait pas, donc c’est très bien comme ça), mais j’adore M*A*S*H. Donc j’étais un peu chagriné que la série vole la vedette au film. Certaines personnes arrivent à les confondre… Heureusement, aujourd’hui la série est moins connue, donc les gens redécouvrent le film. Pour moi il n’y a pas photo, ce n’est pas du tout la même chose. J’en tiens pour preuve un petit détail qui en dit très long : dans le film il y a une chanson dont le refrain est « suicide is painless » (« le suicide est indolore ») et ça c’est quelque chose que la télévision n’aurait jamais laissé passer.
Conseil aux jeunes générations
Si j’ai réussi à susciter en vous assez de curiosité pour vous plonger dans les tréfonds qui m’occupent depuis 4 ans, vous y trouverez beaucoup de films intéressants. J’insiste, ce qui compte c’est que vous ne vous érigiez pas en juge : ne vous demandez pas si vous estimez que ces films sont bons, mauvais ou ratés, parce que vous vous priverez du plaisir de la découverte. Si vous ne voyez pas que certains de ces films qui peuvent paraître non réussis, pas achevés, n’en sont pas moins fascinants, intéressants, il vous manquera quelque chose. Figures in a Landscape de Joseph Losey par exemple est un film extrêmement étonnant et intéressant sur le plan visuel. Même si je ne suis fan ni de Losey, ni de ce film, j’y ai pourtant découvert une proposition visuelle extrêmement intéressante. Idem en ce qui concerne Hornets’ Nest de Phil Karlson : les 20 dernières minutes partent en eau de boudin, mais avant c’est un film absolument fascinant. Donc si vous ne pouvez pas vous empêcher de mettre des notes, ne vous empêchez pas pour autant de jouer le jeu d’un cinéaste, de vous laisser emmener là ou il veut.
La Master class a été dirigée par Thierry Frémaux, le 12 octobre 2016.