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Le Festival international du film de la Rochelle rendait à l’occasion de sa 44ème édition hommage au danois Carl Theodor Dreyer, avec une rétrospective intégrale de son œuvre (reprise à l’automne à la Cinémathèque Française). En cinq étapes sur les quatorze longs-métrages qui ont composé sa carrière, parcours en quête d’absolu sur les traces d’un cinéaste qui compte parmi les plus radicaux et exceptionnels de l’histoire de son art.
Carl Th. Dreyer signe son premier long-métrage en 1919, avec Le président. Presque cent ans plus tard, le film impressionne encore par sa modernité apparente (dans l’usage sophistiqué des flashbacks, l’insertion de plans quasi documentaires impliquant des éléments naturels – enfants, animaux) et par l’ampleur de ses ambitions thématiques, surtout venant d’un réalisateur néophyte âgé de trente ans. Le récit des turpitudes du héros, Karl Victor, fonctionne comme un conte moral où les drames et dilemmes endurés par les individus servent de support à des interrogations éthiques et humaines fondamentales. Karl Victor préside le tribunal d’une petite ville, où doit être jugée pour infanticide une femme, Victorine, qui se trouve être sa fille qu’il n’a jamais connue. Sa mère, l’amour de jeunesse de Karl Victor, n’était pas d’assez bonne extraction pour que l’entourage de ce dernier accepte leur union. Il avait donc dû la quitter avant la naissance de leur enfant, que le destin a poussé sur les mêmes rails que sa mère : domestique pour une famille aristocrate, désirée par leur fils, puis mise à la porte alors qu’elle est sur le point d’accoucher. L’infanticide dont est accusée Victorine est cet accouchement seule, en pleine nuit, d’un bébé qu’elle n’avait aucun moyen de garder en vie jusqu’au matin.
Prise au pied de la lettre, la loi punit Victorine de la peine de mort, ce qui tire le film construit par Dreyer autour de cet exemple au-delà de la loi. Vers la question de savoir qu’est-ce que la justice réelle, et qu’est-ce qui est véritablement condamnable : obéir à des principes absolus (tel celui de sauver une vie, ce que fera Karl Victor en organisant l’évasion de prison de sa fille au mépris de sa carrière et de son statut), ou à un ordre biaisé et circonstanciel comme l’est cette justice des hommes, dont Le président montre avec écœurement qu’elle n’est qu’un des mécanismes servant la permanence d’une organisation de la société foncièrement inéquitable, arbitraire et violente. À la démonstration qui en est faite par le scénario du film, la mise en scène ajoute d’éloquents éléments à charge sous la forme de ces plans figurant ce qu’il y a au-dessus des hommes, et qui les écrase. Pour les domestiques c’est la charge du travail répétitif et considérable du quotidien : ceux de Karl Victor sont introduits dans le film assis dans la cuisine, leur visage surmonté par une rangée de couverts clouée au mur (plus loin la femme de chambre peinera à ranger du linge tout en haut d’une armoire trop haute pour elle). Karl Victor nous est lui aussi présenté surplombé par un symbole accroché au mur, les armoiries de sa famille. Signe que dans la haute société ce qui domine l’homme est le poids de l’ascendance, et de la bienséance qui va de pair – suivre les bons usages dans l’unique but de préserver la place léguée par vos ancêtres. Y compris au prix de médiocres manœuvres (par exemple le collègue de Karl Victor refusant catégoriquement de le juger pour son acte de désobéissance envers la justice, car cela salirait l’image « parfaite » des puissants), qui exposent à quel point la société des hommes a perdu de vue tout idéal, tout absolu.
En 1928, à l’autre bout de la dense filmographie muette de Dreyer (dix longs-métrages en autant d’années), La Passion de Jeanne d’Arc met en scène un nouveau procès d’une femme par des hommes, d’un individu d’origine modeste par des notables. Ceux-ci s’allouent la capacité d’être à même de rendre un verdict de vérité, cette fois au nom de la religion à la place de la justice. L’une et l’autre institution en sont rendues au même point : viciées par leur obsession pour la seule conservation de l’ordre établi. Ce second procès en abyme – Dreyer juge les instigateurs d’une mise en accusation fallacieuse et cruelle – vise encore plus directement l’absolu que celui mis en place dans Le président. Le symbolisme du film est si intense que Jeanne peut tout à fait être vue comme l’apparition d’un nouveau Jésus (et l’emploi du terme Passion dans le titre pousse en ce sens), forcément incapable de prouver selon des critères matériels, à hauteur d’homme, des choses relevant de la foi.
Dans La Passion de Jeanne d’Arc Dreyer ne filme plus des corps, comme il le faisait classiquement dans Le président ; il filme des âmes. C’est ce qui donne à l’œuvre sa stature et sa fièvre, son immensité et sa folie qui en font un chef-d’œuvre toujours ardent et bouleversant aujourd’hui. Il y a de la folie dans la radicalité de la réalisation de Dreyer, qui rejette ce qui est considéré comme normal et acceptable, de la même manière qu’il y a de la folie dans l’attitude de Jeanne, en rupture avec le cadre valide prescrit par l’autorité religieuse. Dreyer annule le décor (remplacé par des pièces aux murs blancs), et brouille par son montage tout repère quant à la géographie des lieux et aux déplacements des protagonistes. Il ne livre à notre regard que des gros plans, constants, extrêmes, exaltés, qui métamorphosent les visages qu’ils fixent en reflets : reflets de l’âme des personnages du film, mais aussi reflets de nous spectateurs de ce film. Chaque plan serré de réaction à une sentence ou un geste nous renvoie à ce que nous-mêmes éprouverions dans une situation similaire.
L’objet du procès mené par le cinéaste à travers ce film est en effet le salut général de l’âme humaine, ce qui nous engage tout autant que l’accusée et ses contempteurs. Le déroulement et l’issue du procès de Jeanne, suivis fidèlement par Dreyer à partir des minutes parvenues jusqu’à nous (avant de les sublimer au moyen de sa mise en scène), livrent à ce propos un verdict sans appel, confirmant celui déjà proposé par Le président. Trop vaniteuse, perfide, rétive au mystère et à l’absolu, l’espèce humaine ne peut définitivement plus être sauvée aux yeux de Dreyer. Qui va dès lors s’en séparer à l’occasion de son film suivant, Vampyr (1932), qui suit sous forme de rêve éveillé la chasse d’un tel mort-vivant et de ses sbires, par des humains menés par le héros Allan Gray. Dans celui-ci le cinéma change de finalité, passant d’outil filmant les hommes à médium captant au-delà de l’humanité. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une sécession vis-à-vis de ce que le réalisateur créait auparavant, mais plus d’un accomplissement. On peut s’en rendre compte à travers le motif visuel des ombres et reflets sans corps associé, omniprésent dans Vampyr et initié dès Le président (une première ombre sans corps) et La Passion de Jeanne d’Arc (un premier reflet).
Ces formes détachées de tout référent matériel, saisies par la caméra de Dreyer, montrent que cette dernière est devenue dans Vampyr un moyen de passage entre le réel et le surnaturel. La porte ainsi ouverte permet également le passage, à travers le cinéma, entre l’humain et le monstrueux, et entre la vie et la mort dans un sens comme dans l’autre. Des défunts reviennent en tant que vampires, tandis qu’Allan cauchemarde de se retrouver enfermé vivant dans un cercueil, dans ce qui constitue une des séquences les plus marquantes du film, au pouvoir de sidération et d’envoûtement toujours intact en partie grâce à son usage du point de vue subjectif (qui nous fait cauchemarder à notre tour en nous enfermant dans le cercueil). Ce positionnement de Vampyr au milieu des limbes entre réalité et songe est renforcé par l’entre-deux technique correspondant à l’époque de son tournage : la transition encore incomplète entre le muet et le parlant, la difficulté à discerner clairement les scènes de nuit de celles de jour, font du film un objet flottant, évanescent, et par conséquent puissamment troublant, face auquel il est difficile de maintenir des certitudes sur notre condition et notre environnement.
Les échecs lourds de La Passion de Jeanne d’Arc et Vampyr vont stopper net la carrière de Dreyer, qui ne tournera ensuite plus que tous les dix ans : deux films coup sur coup dans les années 1940 (Dies irae en 1943 et Deux êtres en 1945), Ordet en 1955 et Gertrud en 1964. Ordet est la seule occasion où le cinéma de Dreyer va sortir de sa neutralité (bien sensible dans Vampyr), ni maléfique ni miraculeux, en prenant explicitement le parti de la seconde option. Dans ce film Dreyer propose une réponse surhumaine à un drame humain, la mort en couches d’une jeune femme. La radicalité de sa mise en scène s’exprime par sa façon de suivre très précisément, en quasi temps réel, le déroulement des actes des hommes (la venue du docteur, les obsèques, jusqu’au sommet que constituent les vingt dernières minutes se déroulant entièrement dans une pièce aux murs nus, avec les personnages debout autour d’un cercueil) ; alors même qu’en filigrane, de manière impénétrable à tous les regards, y compris celui de la caméra, une force supérieure agit. Ce Dieu, cet absolu qui nous dépasse s’incarne dans le personnage de Johannes, qui affirme être le Christ et se retrouve dès lors exactement dans la même position que Jeanne face à ses juges : devoir plaider l’impensable, car comme il le dit lui-même « Les gens croient au Christ mort, pas à un Christ vivant ».
N’étant pas tenu par la vérité historique comme pour La Passion de Jeanne d’Arc, mais s’étant réfugié dans l’espace sans bornes de la fiction, Dreyer peut cette fois venir en soutien de son protagoniste. Ordet se clôt sur un miracle, réalisé par Johannes qui ressuscite la défunte. Un tel prodige est évidemment simple à accomplir par le cinéma, comme on imagine qu’il doit l’être pour Dieu, mais en le repoussant dans les tous derniers instants de son film Dreyer nous presse de comprendre qu’il n’est en aucun cas sans conditions. C’est seulement une fois les familles réconciliées (celle de Johannes est initialement divisée), et les querelles de clochers dépassées (entre catholiques et protestants), que le miracle intervient. C’est-à-dire une fois tous les humains réunis dans le même absolu, ce qui ne se produit dans aucun des autres films dont il est question dans ces lignes ; faisant d’Ordet l’exception utopique à une règle âpre.
Le message porté par Ordet, soit « la parole » en danois, est que la foi, la confiance en un absolu peut surpasser tous les dogmes humains. Ce message prévaut encore dans Gertrud, avec l’amour comme absolu à poursuivre ; mais aussi avec un retour à la défaite comme issue de la bataille, car comme dans La Passion de Jeanne d’Arc et Le président l’union des hommes ne se fait pas autour de ce credo. Gertrud, l’héroïne éponyme du film, est en effet la seule à s’y donner toute entière. Les trois hommes que nous voyons la courtiser et la désirer (son mari, son amant et son amour de jeunesse) n’y parviennent pas, ne le veulent pas. Leur version de l’amour est parcellaire, faite de compromis envers leur travail, leur orgueil, leur situation ; quand Gertrud croit en un amour qui recouvre toute la vie, qui annule la présence des autres, qui annule le temps même. Une folie, c’est évident, mais une folie sans laquelle la vie est vide, rigide.
La mise en scène de Dreyer figure cette rigidité subie du monde, en ne faisant rien pour camoufler le fait qu’il s’agit de l’adaptation d’une pièce de théâtre. Mais comme dans Ordet, derrière cette raideur de façade quelque chose vibre, déchire, dévaste, pour le meilleur et pour le pire. Un arrière-plan figé peut ainsi devenir soudain bien plus, comme cela arrive pour un tableau devant lequel Gertrud est assise, lorsque l’on se rend compte avec elle qu’il figure précisément un cauchemar qu’elle a fait la nuit précédente. La filiation théâtrale du film, et la prééminence du dialogue sur l’action qui en découle, font qu’une fois encore dans Gertrud l’humain existe avant tout en tant qu’âme. Des âmes qui peuvent se réduire à des ombres, ou à des fantômes, ainsi que le symbolise ce plan extraordinaire où Gertrud apparaît aux yeux d’un de ses prétendants sous forme de reflet dans un miroir, sans que la caméra ne nous la montre comme étant bel et bien là dans la pièce. À cet instant, Gertrud mue en une version de Sueurs froides dépouillée de ses exubérances (les couleurs éclatantes et la partition de Bernard Herrmann, l’enquête policière et le glissement vers le fantastique) : l’amour impossible et insensé vu sous la forme d’une implosion plutôt que d’une explosion.
Un fantôme qui hante distinctement Gertrud est celui du Président – par la mise en scène semblable entre deux films pourtant distants d’un demi-siècle, par la présence au cœur du scénario de chacun d’une grande séquence d’hommage officiel à un homme éminent. On peut suivre ce fil en notant que l’histoire du Président, premier film de Dreyer à trente ans, aurait pu avoir pour maxime la devise répétée ardemment dans le premier poème écrit par Gertrud, à seize ans – « mais j’ai aimé ». Aimé d’un amour qui est tout, d’un bout à l’autre de l’existence, comme l’éclaire avec une intensité extraordinaire le flashforward qui referme le film. « Amor omnia » : c’est sur ces mots que Dreyer conclut l’œuvre de cinéma qu’il nous laisse, avant un ultime plan évoquant celui de La prisonnière du désert. Gertrud nous quitte à travers une porte, qui se referme derrière elle – et derrière le cinéaste, qui mourra peu de temps (quatre ans) après.
Le 44è Festival international du film de La Rochelle s’est déroulé du 1er au 10 juillet 2016.