Les documentaires rêvent-ils de science-fiction ?

Le rêve et une courte durée pour un long métrage (60 minutes) ont rapproché deux des meilleurs films vus à la Berlinale 2015. Avec Brasil S/A, évocation de la modernisation du Brésil, et Suenan los androides, adaptation très personnelle du roman qui a inspiré Blade Runner, le documentaire rêve de science-fiction. Et vice-versa. 

Recife, pourvoyeuse du meilleur cinéma brésilien ? On est tenté de le penser un an après la sortie des Bruits de Recife, et aujourd’hui avec ce Brasil S/A. Son réalisateur Marcelo Pedroso vient de la même ville que Kleber Mendonça Filho. Qui a vu le premier long métrage de ce dernier reconnaîtra son architecture futuriste, tout en verticalité. Autant Les Bruits de Recife est dense, délayé, autant Brasil S/A est compact, concis. Les deux se complètent parfaitement. En 60 minutes à peine, Pedroso dépeint la mutation de son pays via différents registres et imageries : le documentaire, le film expérimental, la communication visuelle, la publicité, le clip, le burlesque, la comédie musicale, la science-fiction…

BRASIL S/A de Marcelo PedrosoOn parlerait volontiers de parabole si les choses n’étaient pas dites d’entrée de jeu, dans le titre et avec ce drapeau planté au sommet d’un building, gonflé par le vent, majestueux. Nulle ferveur nationale ici. Le drapeau est même troué en son centre. Il y manque le globe étoilé, symbole de l’ordre et du progrès (« Ordem e Progresso »). Nul conservatisme non plus, qui consisterait à voir la modernisation du mauvais oeil. Pedroso prend acte, égratigne le « rêve brésilien » (le titre anglais est Brazilian Dream) et ses symboles. A la fin de Brasil S/A, il n’y a d’ailleurs plus que de l’onirisme, du virtuel, du fond vert, avec des personnages habitant un monde d’imagerie publicitaire.

Le changement d’ère de Brasil S/A rappelle 2001, l’odyssée de l’espace et la coupe entre l’os et la navette spatiale. La machine est l’os des travailleurs ruraux et mène le Brésil vers sa Nouvelle Frontière.

BRASIL S/A de Marcelo PedrosoPedroso s’intéresse d’abord au vert du drapeau, au Brésil rural et, en filigrane, au passé féodal des plantations. Des travailleurs à la peau mate récoltent la canne à sucre à la main, avant que la machine n’entre dans le champ – dans toutes ses acceptions. Ce changement d’ère rappelle 2001, l’odyssée de l’espace et sa coupe brutale entre l’os qui permet aux singes de tuer la tribu rivale et la navette spatiale qui flotte sur la musique de Strauss. Dans Brasil S/A, la machine est l’os des travailleurs ruraux et elle mène le Brésil vers sa Nouvelle Frontière. La moissonneuse-batteuse est une apparition extraterrestre, les ouvriers convertis à la machine investissent leur pelleteuse comme des cosmonautes américains la fusée d’une mission Apollo, un simple filtre rouge et ça n’est plus le Brésil, mais la planète Mars.

Le synopsis nébuleux qui figure dans le dossier de presse laisse entendre que les ouvriers de canne à sucre sont là depuis cinq siècles. Si Brasil S/A est un condensé de l’histoire du Brésil, il ne pouvait alors pas faire l’économie de l’esclavage. C’est cela qui refait surface dans la danse de noirs à la peau blanchie et au sourire figé, presque grimaçant. Les serviteurs parodient leurs maîtres en paradant dans des costumes flamboyants. Dans le Brésil moderne et urbain, la servitude passe du côté des seigneurs : réclusion dans des rues fermées et résidences privées, enfermement dans l’habitacle d’une Golf à cause des embouteillages.

The Sound of Silence couvre les cris de croyants en pleine extase mystique, grimaçant comme au moment de l’orgasme. Les sons et les bruits réussissent au cinéma brésilien d’aujourd’hui. A plus forte raison avec Brasil S/A qui est un film sans dialogue.

Une jeune femme de la classe moyenne trouve un moyen tout contemporain de s’en extraire – une application transformant les camions-porte voitures en cigognes du trafic automobile. Plus tard, dans un plan à la Jacques Tati, on la voit abandonner le volant et sortir la tête du toit ouvrant, tandis que le véhicule continue de se déplacer. Pourquoi ? Comment ? Pedroso révèle très vite ce qu’il y a hors champ : le camion-cigogne en question. Tout un symbole, la voiture fait l’objet d’une séquence amusante, glissant du film institutionnel (fabrication à l’usine) au clip de rap (un capot rutilant, dans lequel se reflète la ville en mouvement, sur fond de Gin and Juice de Snoop Dogg) pour s’achever sur un 4 x 4 à l’épreuve des balles. Le Brésil, pays de gangstas ?

Film musical, Brasil S/A atteint un sommet dans son utilisation de The Sound of Silence. Dans Le lauréat, la chanson de Simon and Garfunkel résonnait avec l’introspection et le désir d’ailleurs de Benjamin Braddock. Ici, elle couvre les cris de croyants en pleine extase mystique, grimaçant comme au moment de l’orgasme. Les sons réussissent au cinéma brésilien d’aujourd’hui. A plus forte raison avec Brasil S/A qui est un film sans dialogue.

SUENAN LOS ANDROIDES de Ion de SosaFaut-il faire plus de films de 60 minutes ? A la Berlinale, on trouvait un autre (bon) film de cette durée. Suenan los androides est tourné à Benidorm, connue comme cité touristique et ville de gratte-ciels laissés à l’abandon. Ce n’est pas pour rien qu’il évoque Andorre de Virgil Vernier et sa grand-messe consumériste. Le film de Ion de Sosa est surtout une nouvelle adaptation – très personnelle – du roman qui a inspiré Blade Runner (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques de Philip K. Dick). L’effet-miniature sur les immeubles dans la scène d’ouverture fait-il écho aux maquettes du Ridley Scott ? Entre Recife et Benidorm, entre le « brazilian dream » et le désir des robots, les passerelles sont nombreuses. Brasil S/A et Suenan los androides, ce sont deux films-androïdes : en eux, il y a du documentaire qui rêve science-fiction et vice versa.

BRASIL S/A (Brésil, 2014), un film de Marcelo Pedroso. Edilson Silva, Adeilton Nascimento, Giovanna Simões, Wilma Gomes, Marivalda Maria Dos Santos, Maracatu Estrela Brilhante. Durée : 64 minutes. Sortie en France indéterminée.

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

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