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Comme son protagoniste qui veille à ce que sa fille ait son bac, Cristian Mungiu avance avec une rigueur impressionnante et ne laisse rien au hasard.
Roméo, médecin, a fondé de grands espoirs en sa fille Eliza. Avec une moyenne de 18,5 toute l’année, l’obtention du baccalauréat devait être une formalité. Une fois en poche, il était prévu qu’elle s’envole pour une université britannique prestigieuse, auprès de laquelle elle avait obtenu une bourse. Seulement, à deux jours de la première épreuve, Eliza se fait agresser sexuellement par un inconnu. Roméo souhaite alors mettre le drame entre parenthèses le temps du bac, et va même faire tout ce qu’il peut pour que sa fille le passe et l’obtienne haut la main.
Lorsque la mère d’Eliza parle de «viol» pour décrire ce qu’a subi sa fille, Roméo s’empresse de la reprendre. Et quand elle renchérit («il lui a fourré la tête d…»), il la coupe encore. Pour le mari, il ne s’agit pas même d’une agression sexuelle du fait que l’homme n’a pas entamé l’acte proprement dit. Son déni de viol s’explique par une volonté de minimiser le drame, ayant en ligne de mire une semaine de baccalauréat qui se déroulerait avec la concentration nécessaire et la réussite attendue de la part de sa fille.
Eliza ne proteste pas, elle se laisse même guider. Le plan vers le début du film qui voit le père conduire l’ado au lycée indique déjà un rapport fondé sur l’obéissance tacite. La fille n’est pas assise à l’avant mais à l’arrière telle la passagère d’un taxi, or plutôt que d’y voir une mésestime du père, on décèle une sujétion naturelle.
Si Roméo mène longtemps la danse dans cette relation, c’est parce qu’il est persuasif. Et s’il l’est, c’est parce qu’il croit absolument en ses convictions. A plusieurs reprises, il peste contre son propre pays, sans avoir besoin d’étayer son mépris. Il se contente de dire que la Roumanie n’est pas «civilisée». Ses interlocuteurs s’en remettant fréquemment à Dieu, il prend possiblement de haut leur besoin de solliciter une instance divine pour mener à bien leurs projets quels qu’ils soient. Lui est plus pragmatique, il est d’ailleurs médecin, homme de sciences. Cristian Mungiu égrène les marques d’une rationalisation de son monde qui va en le rassurant : ce sont les billes transvasées d’un bocal vers un autre sur le bureau de son ami policier pour lui indiquer le temps qui le sépare de la retraite ; les barèmes du baccalauréat qu’il épluche soigneusement ; la liste des patients en attente d’une greffe d’organe, dont celui qu’il cherche à hisser dans la liste contre un coup de pouce à l’attention d’Eliza.
«Parfois, ce qui compte, c’est le résultat» répète Roméo à deux reprises dans Baccalauréat. Il mettra tout en ordre pour que celui-ci soit favorable, quitte à causer de multiples déroutes sentimentales en marge de sa quête principale. Détail troublant, à chaque fois que le personnage prend sa voiture, Cristian Mungiu semble cadrer sciemment à travers le pare-brise un chien errant, comme prêt à s’engager sur la même route que le véhicule. Il pourrait guider Roméo, et le film raconterait toute autre chose. Un animal sauvage, c’est pourtant tout ce que n’est pas ce père de famille. La transformation ne se fera pas, à regret. Il y avait aussi le fils de sa maîtresse, toujours déguisé en renard, lui aussi parfois discrètement placé bord-cadre, comme prêt à indiquer une voie alternative, mais Roméo ne l’aura pas non plus pris au sérieux.
Au-delà de l’extrême rationalité de Roméo dans la mission qu’il s’est ici fixée, autant que dans son approche sentimentale des femmes qui l’entourent, l’homme n’est pas un modèle de vertu. Et cet aspect du personnage, plutôt que de le condamner en le faisant simplement s’effondrer, Mungiu préfère affirmer que son attitude est répréhensible en s’appuyant sur une poignée de symboles.
Dès le premier plan, sur la droite, il faut repérer un homme creuser le sol, donner des coups de pelle avec agilité et puissance. Plus tard, après le drame vécu par Eliza, Roméo visite les lieux du crime plusieurs fois, simple chantier à l’arrêt. En plus d’estimer qu’il représente bien l’esprit du père, on y repère une bétonnière. Enfin, quand il rend visite à sa mère à Cluj, elle lui demande d’aller couler du ciment aux abords de la tombe de son père. Ce sont là des répliques et images éparses qui soulignent l’attitude globale de Roméo : un homme qui creuse, qui enterre et qui scelle le tout.
Qu’il s’agisse du viol qu’il cherche à occulter ou bien de ses mensonges pour mener à bien l’examen final d’Eliza, Roméo enchaîne ses actions en suivant ces préceptes : creuser quand il mène son enquête, enterrer les éléments préjudiciables, sceller pour ne plus jamais être retrouvé. Un peu comme dans Métabolisme, réalisé par un cinéaste compatriote de Mungiu, on imagine bien le personnage développer un ulcère. Chez Corneliu Porumboiu, on observe alors littéralement ses entrailles pour s’assurer ou non que le protagoniste empêtré dans ses propres mensonges en paie physiquement les conséquences. Une scène similaire intervient dans Baccalauréat, seulement l’aventure intérieure que l’on suit à travers le moniteur est celle d’un patient mourant, et Roméo est le médecin qui en tire les conclusions.
C’est le genre de détail qui indique discrètement que le spectateur n’a pas à s’inquiéter ici pour le protagoniste. On ne l’imagine pas s’effondrer, ni de l’intérieur ni concrètement. Lorsqu’il traverse un terrain vague à la recherche de l’assaillant potentiel de sa fille, on tremble bien peu. La conviction que Mungiu ne fera pas s’achever l’intrigue dans le sang, et encore moins de façon arbitraire, est un indicateur de l’assimilation du cinéphile d’une forme de construction narrative inhérente à la Nouvelle vague du cinéma roumain, à la fois joueuse et éminemment rigoureuse.
Ici l’on devine par exemple quel sera le dernier plan du film légèrement à l’avance, conscient du désir de Cristian Mungiu de refermer son imposant récit de façon sèche et mémorable à la fois. «Parfois, ce qui compte, c’est le résultat», la réplique résonne encore. Il reste flatteur pour un auteur que le seul bémol à formuler à son encontre soit qu’il s’échine à construire ses films d’une façon trop parfaite.
BACCALAUREAT (Roumanie, France, 2016), un film de Cristian Mungiu, avec Adrian Titeni, Maria Dragus, Lia Bugnar. Durée : 2h07. Sortie en France le 7 décembre 2016.