ELLE de Verhoeven : de l’Enfer au Paradis
Dix ans après Black Book, le retour au sommet de Paul Verhoeven avec Elle. Une nouvelle fois, il filme une héroïne entre ange et démon, amenée à flirter avec l’interdit, le danger et le Mal, interrogeant ses propres désirs.
«Elle». Qui est-elle ? C’est le drame de Michèle (Isabelle Huppert), elle n’a jamais su qui elle était. Une victime ou bien une coupable. Si la seconde option était la bonne, elle ne serait «que» la coresponsable d’un crime. S’agissant toutefois d’une série de meurtres sanglants perpétrés par son père et qui l’éclaboussa du haut de ses dix ans, forcément elle rumine encore l’événement.
A tel point que lorsqu’elle est violée au tout début du film, plutôt que de se considérer en victime et rien d’autre, le drame va réactiver ses doutes les plus profonds et personnels : qu’est-ce que la violence ? Comment la reconnaitre ? A-t-elle seulement le droit d’en être victime justement ?
Pour ne pas répondre trop simplement à ces questions, Paul Verhoeven choisit de déréaliser le monde dans lequel évolue son héroïne. Si dans le roman de Philippe Djian Michèle travaillait dans le milieu du cinéma, ici en plus d’éviter l’écueil du métafilm, le cinéaste opte pour le jeu vidéo pour accueillir les images de fiction qui seconderont sa fiction. Un degré de séparation en plus avec la réalité, du fait que Michèle produise chaque jour des histoires non seulement fictionnelles mais virtuelles. Cet autre monde alimente le questionnement premier du film et de Michèle en particulier : qui produit quoi ? D’ailleurs, quand le fils de Michèle lui tend un dessert glacé du fast-food Quick où il travaille, il accompagne son geste d’une déclaration ambiguë : «C’est moi qui l’ai fait». L’exemple est anodin mais parfaitement constitutif de cette interrogation continue sur la «paternité» de toute chose, et d’un acte répréhensible en particulier.
Michèle a vu ce qu’elle pouvait voir de pire dès l’enfance, et s’est depuis enfermée dans un monde où l’horreur n’a plus cours. Pour preuve, lorsqu’elle fait face au pire, elle suppose en premier lieu que l’événement n’est pas réel. Une proche fait un malaise devant elle, et sa réaction première donne «Oh c’est pas vrai !» puis, après avoir essuyé quelques reproches de son entourage, elle ajoute «Mais c’est vraiment vrai alors ?».
Paul Verhoeven ne se contente pas de dire que le monde vidéoludique dans lequel elle s’est investi l’a coupée de la réalité, ce serait léger. Si elle a porté son dévolu sur ce domaine, c’est pour sa capacité à créer des mondes, et à définir les réactions de ceux qui l’arpentent. Voilà qui est rassurant pour Michèle, un monde alternatif où les actes seraient l’œuvre d’un démiurge identifiable. Elle rappelle d’ailleurs clairement à ses équipes qui est le créateur du jeu vidéo Chorus qu’ils sont en train de développer lors d’une scène inaugurale. Plus tard, on verra les programmateurs œuvrer à la création des émotions du futur joueur : que ressentir, «de la peur ? De la colère ?». C’est au choix, il suffit de déplacer le curseur.
comme dans un jeu vidéo, on peut observer les gerbes de sang, mais il serait étrange d’en être soi-même aspergé
Mais tout cela n’aurait pas grand intérêt s’il ne s’agissait pas de confronter cet environnement paradoxalement rassurant pour Michèle à l’irruption, et plus encore le retour dans son existence du Mal, du vrai. Les combats de boxe et autres reportages de guerre que l’on voit surgir ça et là sur les écrans à l’écran font ici pâle figure face à la violence du viol qui ouvre le film, et qui revient encore, sous un autre angle, à deux reprises. La troisième fois que l’on assiste à l’acte, Michèle parvient à prendre le dessus sur son assaillant. C’est un fantasme dans lequel elle s’imagine lui fracasser le crâne avec un cendrier. Ce qui surprend c’est que le sang de la victime ne l’atteint pas. Comme dans un jeu vidéo, on peut observer les gerbes d’hémoglobine, mais il serait étrange d’en être soi-même aspergé.
La violence de cet homme, elle ne pourra pas l’affronter de la sorte, elle va devoir regarder le Mal en face, l’inviter chez elle, et enfin réintégrer la réalité qu’elle fuit depuis ses dix ans. Pour affronter son ennemi, Michèle va devoir en parallèle se sonder elle-même, affronter le monstre qui sommeille en elle ; qu’il existe ou qu’elle l’ait seulement cru. Lorsqu’elle place un cure-dent à l’intérieur de l’amuse-gueule de la nouvelle compagne de son mari ou quand elle recrache une olive, c’est déjà cela qu’indique Verhoeven : l’immuable sentiment de Michèle que le Mal se cache au coeur des choses, invisible et impossible à digérer. En démasquant son ennemi, elle admet enfin qu’il puisse avoir un visage. Un visage autre que celui de son père, et surtout que le sien. C’est un cheminement lumineux, qui logiquement s’achève dans un cimetière, mais qui loin d’être inquiétant se montre accueillant pour Michèle : elle peut désormais visiter des tombes sans craindre d’être happée par ses occupants.
ELLE (France, Allemagne, 2016), un film de Paul Verhoeven, avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Virgine Efira, Anne Consigny. Durée : 2h10. Sortie en France le 25 mai 2016.