Dans A QUIET PASSION, Terence Davies filme la lutte de l’esprit contre tout ce qui l’entoure et l’enferme

Tout le monde sait qu’Emily Dickinson était une poétesse, moins notoire est l’ignorance dont elle a été victime de son vivant avec une dizaine de poèmes publiés (dans des versions altérées) sur les presque deux mille qu’elle a composés. Parce qu’elle fait le choix de l’absolue fidélité à son héroïne dans tout ce qu’elle a pu revendiquer et endurer, A quiet passion est une œuvre d’une rude intégrité, sans ouverture possible vers la grâce de Sunset song ou le romantisme de la littérature contemporaine de la vie de Dickinson.

A quiet passion et le précédent film de Terence Davies, Sunset song, ont en commun un seul épisode similaire, marquant la vie de leurs protagonistes respectives : le zèle morbide mis par un homme de leur entourage (le frère d’Emily Dickinson, le mari de Chris, l’héroïne de Sunset song) à s’enrôler pour combattre dans une guerre qui vient de s’amorcer, sans se soucier que cela lui fasse abandonner son enfant nouveau-né. L’orgueil viril rend aveugle à la forte probabilité de laisser derrière soi un orphelin. Emily et Chris réagissent à cette inconscience avec la même indignation, car leurs âmes et leurs convictions sont proches. Cependant la tournure prise par les événements sépare de nouveau leurs chemins, dissemblables en tout et qui ne se croisent qu’à cet instant. À Chris la voie – difficile – de l’émancipation, qui concorde avec l’ouverture sur le monde, la nature dont elle bénéficie (dès le premier plan, qui nous la présentait assise et pensive dans un champ baigné de soleil) ; à Emily l’impasse d’une vie gâchée, privée d’horizon de la même façon que son être se trouvait enfermé entre les murs de la demeure familiale et des conventions de sa classe sociale.

La beauté née de l’âme d’Emily Dickinson n’aura droit de cité qu’après son décès. De son vivant, son esprit sera resté prisonnier des obligations et règles imposées arbitrairement comme son corps de la maison où elle aura vécu chacun de ses jours

Parce qu’elle était une femme, aucun des hommes ayant une fonction ou une influence dans la diffusion de la culture et l’établissement des canons régentant l’art n’a jamais concédé à Emily Dickinson la moindre miette d’intérêt. La seule chose que sa famille et sa communauté attendaient d’elle était qu’elle se range au rôle assigné à son sexe. Trouver un mari au lieu d’exister par elle-même, obéir à la doctrine de la religion plutôt que suivre la manière dont son cœur concevait la foi – en somme, abjurer tout ce qui fleurissait dans son esprit brillant et généreux. La beauté née de l’âme d’Emily Dickinson n’aura droit de cité qu’après son décès. De son vivant, son esprit sera resté prisonnier des obligations et règles imposées arbitrairement comme son corps de la maison où elle aura vécu chacun de ses jours. Le combat moral dans lequel elle était engagée contre les carcans et tutelles de son temps (« La docilité est pareille à l’esclavage », l’entend-on affirmer) était pour elle une question de victoire ou de mort. Dans son monde l’existence se résumait à une succession de réceptions rituelles, à la formalité plus ou moins appuyée selon le nombre et le rang des invités, et statiques à tous points de vue – posture, activités, sujets et conduite de la discussion. Davies nous fait éprouver telle quelle cette condition tronquée, par la répétitivité des situations et l’austérité de leur mise en scène. Il filme en plans fixes rigides et frontaux ces individus privés de toute latitude à agir, et les cadre serré, l’horizon toujours bouché autour d’eux. L’exécution est remarquable, au service d’un but exclusivement tragique et âpre.

Plus le film avance, plus son champ se restreint et plus on y suffoque avec son héroïne

Le seul interstice de liberté se nichait alors dans l’esprit de chacun et dans l’expression orale de ses opinions. Dickinson pensait trouver là une arme suffisante pour renverser la société ; après tout la créativité de l’esprit humain (du sien en tout cas) ne connaît pas de limites. Mais les offensives intrépides et enjouées qu’elle mène dans la première partie se brisent sur l’absence de soutien de ses proches, qui préfèrent les uns après les autres rejoindre de façon explicite ou lâche le camp d’en-face, celui du conformisme. Emily est isolée par les autres puis se résout à s’isoler de son propre fait, réduisant son espace physique aux dimensions de sa seule chambre – le monde ne voulant pas de ce qu’elle est et a à dire, nul besoin pour elle de continuer à s’y présenter dans le seul but de se faire humilier. A quiet passion se tient trop près de l’âme déçue de Dickinson pour ne pas être marqué par la violence de cette défaite face à son époque, défaite dont les séquelles se répandent dans la chair de la poétesse, tel un virus. Il la ronge dans un dernier acte que Davies rend si douloureux qu’on perd alors tout souvenir d’avoir tant ri aux mots d’esprit cinglants lancés par Emily dans les premières scènes. La mort l’emporte sur la vie et emporte toutes ses traces avec elle. Plus le film avance, plus son champ se restreint et plus on y suffoque avec son héroïne ; car il reste sans fléchir en première ligne pour accompagner ses espoirs, ses désillusions, son agonie.

A QUIET PASSION (Royaume-Uni, 2016), un film de Terence Davies, avec Cynthia Nixon, Jennifer Ehle, Keith Carradine, Emma Bell. Durée : 125 minutes. Sortie en France le 3 mai 2017.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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