Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Avec sa trentaine de films de l’année en provenance des USA, le festival de Deauville dit toujours quelque chose sur l’état du pays et de son cinéma. En 2015, le protagoniste américain ne paraît pas concerné par ce qui se trame au-delà de ses frontières, seules semblent l’inquiéter les menaces les plus proches… à commencer par lui-même.
S’il est toujours question dans le cinéma américain d’aujourd’hui de désigner et d’affronter une menace, ce besoin ne semble plus forcément nourrir un discours politique, que ce soit à hauteur nationale ou pour prendre le pouls d’un état du monde. Cette année à Deauville, il fallait patienter jusqu’au film de clôture, l’intriguant mais très m’as-tu-vu Sicario de Denis Villeneuve, pour voir des personnages jeter un œil au-delà de la frontière.
Le cinéma américain aurait perdu de sa force centrifuge. Gageons bassement que la société dans son ensemble a contaminé le discours de cinéma et l’a contraint à se désintéresser de la multitude pour ne plus parler qu’à et de l’individu. Une supposition qui ferait écho à ce que John Oliver avait réussi à faire admettre à Edward Snowden dans son émission Last Week Tonight en avril dernier : les américains n’ont strictement rien à faire de la surveillance illégale des puissances étrangères, tout ce qu’ils veulent savoir c’est si la NSA peut oui ou non avoir accès aux photos de leurs parties intimes qu’ils trimballent dans leur smartphone. Partant de ce constat, le cinéma américain, et notamment celui de l’année en cours que le Festival de Deauville compile et condense, esquisserait une mosaïque de personnages qui n’en sont déjà plus à se demander s’il peuvent faire confiance à leur gouvernement ou à leur prochain, mais s’ils peuvent avoir confiance en eux-mêmes. Experimenter, Knock Knock ou encore Krisha ont su mettre en avant cette remise en cause du protagoniste américain.
Dans Knock Knock, thriller ascendant «home invasion» d’Eli Roth (Hors compétition), l’individu dont le foyer est «envahi» prend les traits de Keanu Reeves. Dans le film, il est censé ne pas faire ses quarante et quelques années, alors qu’en réalité il en a même cinquante. Toujours est-il qu’il est trop âgé pour fricoter avec les deux jeunes filles qui s’incrustent chez lui par une nuit d’orage, alors que cela n’aurait pas posé problème si Keanu avait eu l’âge qu’il avait dans Point Break par exemple. Pas seulement pour la différence d’âge, mais aussi parce qu’à l’époque, Internet n’existait pas ou peu. Ici, le héros s’affole, il menace les jeunes filles d’appeler la police et s’inquiète du qu’en dira-t-on quand une connaissance vient sonner à sa porte, pourtant le véritable danger est juste là, dans sa poche, dans son téléphone portable, c’est son appli Facebook. Eli Roth prodigue même une petite leçon à la fin du film, à l’attention du vieux beau mais aussi des spectateurs : « Il ne faut pas laisser son Facebook connecté si l’on ne veut pas que quelqu’un pirate son compte». Cette scène, qui rend d’ailleurs tangible le désir du cinéaste de faire du premier degré et demi, est le climax de Knock Knock. Le fait que la famille découvre ou non que le père a succombé au charme des sirènes est traité comme un gag, mais la perspective de voir ses exactions sur Facebook s’avère une menace bien réelle.
L’oxymore Facebook, qui tisse un lien entre l’utilisateur et ses «amis» mais le connecte par effet domino à une infinité d’inconnus, qui tient dans une poche mais renferme le monde, est devenu l’écrin moderne des préoccupations du cinéma américain des années 1960 et 70. Pour mémoire, dans Psychose (1959), la menace extérieure n’a plus à conquérir le champ, elle est déjà présente mais se cache. Hitchcock préfigure une prise de conscience nouvelle du cinéma américain, celle que le Mal peut aussi venir de l’intérieur. Les films du Nouvel Hollywood qui reprennent cette leçon à leur compte en font une métaphore de la politique américaine, qu’elle soit intérieure (les films de zombies de George Romero) ou bien extérieure (Les chiens de paille de Sam Peckinpah, par exemple). Le mouvement de convergence actuel ne possède plus de visée politique aussi prégnante, du fait que le déplacement de la menace extérieure vers l’espace le plus intime du protagoniste accentue sa méfiance de l’autre mais aussi et surtout de lui-même.
Dans 99 Homes de Ramin Bahrani (En compétition), autre thriller ascendant «home invasion» mais du point de vue de l’envahisseur, Dennis Nash (Andrew Garfield), après avoir été éjecté de sa propre maison par décision judiciaire, se retrouve à endosser le rôle du videur. Même si le métier a du mal à entrer, il tient bon. Dennis parle dans sa barbe naissante mais il fait quand-même face aux propriétaires vulnérables à qui il annonce inlassablement leur éviction immédiate ; pour une émotion légèrement moindre mais comparable à celle provoquée par ces autres oiseaux de mauvaise augure que formaient le tandem de The Messenger d’Oren Moverman en 2008, devant quant à eux annoncer à des familles la mort au combat de leur père, frère ou fils (le film reçut le Grand Prix à Deauville, comme 99 Homes huit ans plus tard, et lui aussi privé de sortie en salles). A la rencontre de familles victimes de la crise des subprimes, Dennis Nash n’en vient à tourner le dos qu’une seule fois à ses interlocuteurs, c’est lorsqu’une adolescente sur le seuil d’une maison qui n’est déjà plus la sienne le menace avec son téléphone à la main : «Ca, ça va aller directement sur Facebook !». Plus tard dans le film, quand un homme pointe une arme sur Dennis, non seulement il soutient son regard mais il avance vers le fusil. Mais dans ce cas présent, face au danger «Facebook», Dennis recule, se voûte et se détourne.
Le smartphone est devenue une arme de destruction, de la mécanique de précision. Dans Days out of Days (En compétition), une actrice de quarante ans réalise qu’elle vient de dépasser l’âge-limite pour faire carrière à Hollywood, un constat amer que Zoe Cassavetes a le mérite d’expliquer rigoureusement et avec humour, sans égaler non plus les meilleurs piques de Tina Fey ou Amy Schumer sur le sujet. Au lendemain d’une humiliation sur les réseaux sociaux, sa star de cinéma sur le déclin se retrouve comme Dennis Nash à se baisser et se cacher à la vue de deux adolescentes. Les jeunes filles n’ont certainement pas de pistolet, mais leur smartphone à portée de main. Jusqu’alors, il fallait une arme blanche ou à feu pour qu’un personnage courbe ainsi l’échine dans un film. Et encore, peut-être est-ce le cinéma hollywoodien qui a inculqué ce réflexe, à force de brandir des armes à tout-va depuis les premiers Westerns aujourd’hui centenaires.
Nul doute que le cinéma possède une influence sur le réel, mais une anecdote amusante pour s’en convaincre est celle que l’auteur du livre Gomorra, Roberto Saviano, aime à raconter : en l’occurrence que si les fusillades entre gangs américains sont devenues plus sanglantes (et salissantes !) au début des années 1990, c’est parce que de véritables gangsters se sont mis à tirer en «side grip» pour imiter les héros de Reservoir Dogs. Le documentaire The Wolfpack (Hors compétition), apporte un éclairage inattendu sur la question, paradoxalement en faisant pénétrer le spectateur dans la pénombre d’un appartement de Manhattan où une fratrie vit en réclusion quasi-totale depuis toujours, s’abreuvant les stores baissés de centaines de films américains visionnés en boucle. Les six fils d’un adepte de Krishna le sont eux de leur téléviseur, sur lequel ils regardent des milliers de films et en particulier ceux de Quentin Tarantino, avant d’en recréer les scènes avec un don saisissant pour la comédie, soit dit en passant. Pour leur père, le monde extérieur est synonyme de danger, ironiquement, celui qui enferme ses enfants et sa femme à double tour ose même le qualifier de «prison». Le cinéma devient l’unique fenêtre sur le monde pour les frangins Angulo, un prisme de fiction certes mais néanmoins plus tangible que l’expérience qu’ils peuvent faire de la réalité. Une fois libérés, les frères plaqueront inévitablement une expérience factice du monde sur celui qui les accueillera. Quand le reportage débute, l’un des six a déjà osé sortir sans l’autorisation de son père, masqué comme Michael Myers de la saga Halloween (pour ne pas être reconnu), ce qui sans surprise le mena au poste de police. Dès lors, il n’ose plus y retourner, n’ose plus affronter le monde. Le jeune homme n’a pas peur des autres, mais peur de lui-même.
La différence entre un film comme Psychose et les films américains d’aujourd’hui, lorsqu’ils invitent discrètement une menace extérieure multiple et la condense au sein du champ, que ce soit le téléviseur et ses mille films perturbants dans The Wolfpack ou bien l’appli Facebook et ses mille amis perfides dans Knock Knock, 99 Homes, Day out of Days ou encore Emelie (En compétition), c’est que le film d’Alfred Hitchcock à l’époque avait pour but d’instaurer chez le spectateur une peur de l’autre alors que ses descendants de 2015 se plaisent désormais à provoquer une peur de soi.
Présenté hors compétition, Experimenter est le premier film portant directement sur les expériences de Stanley Milgram (joué par Peter Sarsgaard) plutôt que de s’inspirer sommairement de son travail sur l’obéissance aux figures d’autorité (comme La vague, The Killing Room ou Compliance). Il distille un sentiment de malaise chez le spectateur par un inévitable jeu de miroir : que ferais-je, moi, à la place de ces sujets persuadés d’administrer des chocs électriques à leurs semblables, et confortés dans l’idée que c’est acceptable ? Le réalisateur Michael Almereyda prend le soin de caster des acteurs à la fois aimables et talentueux dans ces petits rôles de bourreaux «malgré eux» (John Leguizamo, Anthony Edwards, Anton Yelchin…), dans le but de décupler l’impact de l’identification secondaire chère à Christian Metz. De manière amusante et néanmoins insistante, Almereyda use de transparences pour encrer son film dans un registre méta censé indiquer au spectateur qu’il participe peut-être lui aussi à une expérience, forcément assujetti à ce que veut bien lui raconter le cinéaste. Malgré ce dispositif, le film n’est pas tellement plus troublant qu’une retranscription textuelle d’une expérience de Milgram, pour faire s’interroger sur sa propre nature celui qui la parcourt.
Dans Experimenter, quand Milgram décrit l’expérience d’un sujet x, il ne peut s’empêcher de rappeler que son cas ne saurait être isolé : «Il est allé jusqu’au bout… la plupart le font». La réplique fait alors écho à celle de Bel (Ana de Armas), l’une des deux séductrices de Knock Knock, quand elle minimise la faute de sa victime, à savoir d’avoir accepter qu’une belle et insistante jeune femme lui fasse une fellation alors qu’il est marié : «Aucun homme ne dit non… aucun» assure-t-elle. En somme… Pécher, c’est mal, mais ça l’est déjà moins quand son voisin succombe à la même tentation. Le spectateur est amené à douter de lui-même, puis à tirer les enseignements nécessaires quand on lui précise qu’il ne vaut de toute façon ni plus ni moins que ses semblables.
Babysitter (En compétition) semble lui aussi avoir bâti son univers sur ce précepte. Ce premier long de Morgan Krantz s’est imposé comme l’un des plus courageux de la sélection deauvillaise tant il cherche continuellement à surprendre et malmener le spectateur, voire à implanter de mauvaises pensées dans son esprit (le leurre du «magical negro» par exemple) pour mieux le lui reprocher, avant de l’emmener ailleurs. Son jeune héros en vient à commettre une action vile et vénale, mais seulement parce qu’il a vu un à un les membres de son entourage agir de la sorte. Le mal est en soi, tapi, enfoui, puis le rapport à l’autre sert de révélateur. Krisha, le premier film épatant de Trey Edward Shults, présenté en Compétition et dont il est reparti avec le Prix de la critique internationale, repose sur cette même idée. L’héroïne éponyme (Krisha Fairchild) s’invite à une réunion familiale, et son arrivée est déjà remarquée et remarquable. C’est le plan-séquence qui ouvre Krisha. Contrairement à la majorité de ces séquences d’intro choc, comme celle de 99 Homes d’ailleurs, qui jouent sur une note tendue et/ou une gradation maîtrisée de la tension, Shults réussit à yoyoter au sein du plan. Le film vient à peine de commencer que l’on navigue déjà entre le rire, l’angoisse et l’émotion, en moins de cinq minutes. Bientôt, un des personnages à l’écran fait rebondir une balle de tennis dans la demeure pour nous avertir : il est normal de se sentir chamboulé, cette demeure et la façon dont elle est filmée ont effectivement quelque chose de l’hôtel Overlook de Shining. De même que Krisha n’attend qu’une réflexion pour basculer et faire jaillir son Mr Hyde, les autres membres de la famille n’attendaient eux aussi qu’un faux-pas de sa part pour faire éclater leur animosité. Krisha n’est pas censé être un personnage aimable mais on l’aime quand-même, grâce à sa fabuleuse interprète certes, mais surtout parce qu’elle est finalement la seule à redouter de voir sortir l’être maléfique qui sommeille en elle.
L’élasticité du yoyo est encore la figure symbolique et stylistique qui permet de comprendre un autre héros éponyme, cette fois celui du premier film de Josh Mond le producteur d’Afterschool et de Martha Marcy May Marlene, à savoir… James White (En compétition, Prix Khiel’s de la Révélation). La plupart du temps, le jeune homme – méconnaissable Christopher Abbott de Girls, d’une rare intensité – est filmé en très gros plan. Josh Mond ne donne du mou au personnage que lorsqu’il s’autorise quelques jours de repos au Mexique, sans avoir à penser au récent décès de son père ni à la maladie de sa mère. La caméra s’éloigne alors momentanément, puis elle le colle à nouveau rapidement. Un unique coup de yoyo, avant que la main ne resserre et ne lâche plus, jusqu’au bout.
Pour autant, Deauville 2015 a quand-même proposé quelques ennemis dans ses films, une poignée de véritables antagonistes : les néo-nazis de Green Room, les ripoux de Cop Car, Monsieur Lheureux dans Madame Bovary, Emilie dans Emilie. (Dans le cas de Tangerine, beau film barré de Sean Baker (En compétition), c’est plus compliqué : les ennemies sont désignés, pointés du doigt, attrapés, tirés par les cheveux, mais tout à l’inverse de Babysitter et de Krisha, plus on avance, plus ils révèlent leur «Dr Jekyll»).
Peut-être n’est-ce pas un hasard si ces films-ci, aux vilains clairement identifiés, s’avèrent les films les plus faibles d’une Compétition paraît ailleurs de très bon niveau (Dope n’a pas cette particularité, en revanche, mais il est bien le plus mauvais, le seul à l’être vraiment d’ailleurs). Ceci indiquerait seulement que le cinéma américain de 2015 est plus à même de s’attarder sur les tourments intérieurs de ses figures que sur de quelconques conflits.
Le magnifique Knight of Cups de Terrence Malick, qui ne provoque pas cet enthousiasme chez tous les rédacteurs d’Accreds, s’inscrit en point d’orgue de cette nouvelle caractérisation. Le conflit est forcément passé, ici entre un père-le Père et son fils ; qui réveille son enfant en faisant trembler la Terre. L’homme (Christian Bale) émerge doucement, petit à petit il reprend ses esprits, qu’il partage aussitôt avec le spectateur. Accès direct et tourbillonnant aux doutes d’un protagoniste perdu entre le bien et le mal. Selon l’évolution perçue ici et cette année, Malick aurait définit avec Knight of Cups le cinéma américain du futur.
Le 41ème Festival du cinéma américain de Deauville s’est déroulé du 4 au 13 septembre 2015
Retrouvez ici le palmarès décerné le samedi 12 septembre.