PURSUIT OF LONELINESS : qui a à cœur de fournir un récit aux exclus ?
Comme Patrick Wang, Laurence Thrush appartient à la frange des cinéastes véritablement indépendants, qui tournent lorsqu’ils ont la chance que les conditions soient réunies pour le permettre, et dont les films ainsi réalisés peinent à nous parvenir. Ils sont précieux, parce qu’ils sont rares, dans leur quantité mais aussi dans leur différence et leur sensibilité.
Laurence Thrush n’est pas américain comme Patrick Wang mais anglais, œuvrant désormais aux États-Unis – après un premier long-métrage, De l’autre côté de la porte, datant de 2008 et achevant de brouiller les pistes en se déroulant au Japon. Thrush y abordait le sujet des hikikomori, les adolescents qui vivent cloîtrés dans leur chambre. L’empathie, la pudeur et la justesse mises par le réalisateur dans son regard sur cette situation réaffirment leur présence dans Pursuit of loneliness, conçu entre 2009 et 2012, et consacré à une autre population reléguée à la marge du monde efficient, de la ruche humaine qui s’affaire et s’active. Les hikikomori japonais se marginalisent par choix, au seuil de leur vie d’adulte ; pour leur part les personnages américains de Pursuit of loneliness n’ont pas de prise sur leur privation de tout lien social. Ils en sont déchus parce qu’ils sont âgés, et invalides, raison qui pousse les autres membres de la communauté à les abandonner sèchement à leur déshérence.
Avoir une place dans la société c’est avoir un récit à soi, de son vivant et qui nous survive après la mort
Qui, alors, s’intéresse encore à ces gens lorsqu’ils n’ont plus rien à apporter en retour ? Les systèmes et les procédures, par un renversement ironique des choses. L’administratif, si aisément catalogué comme inhumain, prend la place laissée vacante par les humains. Déjà dans De l’autre côté de la porte, le salut du protagoniste venait non pas de ses proches mais d’une association. Pursuit of loneliness voit Thrush insister dans cette voie, en utilisant le cinéma comme moyen de tisser le fil d’Ariane reliant toutes les personnes qui, dans le cadre de leur travail institutionnel, tentent de garder aux exclus une place dans la société. Avoir une place, c’est avoir un récit à soi, de son vivant et qui nous survive après la mort. C’est ce que Cynthia, décédée dans l’indifférence quasi générale sur son lit d’hôpital, et plus loin dans le film Mr. Bennett, que la maladie d’Alzheimer commence à ronger, n’ont plus. Alors ceux qui pourraient être identifiés comme leurs proches se défaussent brutalement de cette responsabilité, dans un réflexe d’orgueil – les vivants ne veulent pour rien au monde se voir associés aux morts ou aux malades, comme les riches aux pauvres, les privilégiés aux défavorisés.
Parce que le cinéma a les moyens et donc le devoir de reconstituer des récits émiettés, le réalisateur se joint à ses personnages qui s’acquittent de leur tâche vis-à-vis de la défunte
Faire subsister un semblant de récit ou à tout le moins accomplir l’acte d’avoir essayé, de même que l’on tente toujours de réanimer quelqu’un se trouvant à l’article de la mort, revient dès lors aux seuls gens dont c’est la fonction publique et non le rôle privé, officieux – dans les flashbacks sur la fin de vie de Cynthia, les derniers à s’intéresser encore à elle sont déjà des membres de systèmes (une pharmacienne, des témoins de Jéhovah). Après son décès, la caméra de Thrush nous fait suivre comment une échographiste, une infirmière, son chef de service, puis une assistante sociale et une employée du service municipal de gestion des biens des défunts s’acquittent de leur tâche, dérisoire et irréalisable en apparence mais fondamentale puisque sans elle, plus d’humanité digne de ce nom. Chacun d’entre eux tient son rôle, et parce que le cinéma a les moyens et donc le devoir de reconstituer des récits émiettés, le réalisateur se joint à leur chaîne – avec la même absence de pathos ou au contraire de désinvolture dans l’exercice de sa fonction, et le même attachement à faire ce qu’il faut, et un peu plus.
Délicatement tressée, trouvant en toutes circonstances le point d’équilibre mettant le film à la bonne distance vis-à-vis de son sujet, de ses personnages, de son public, la mise en scène de Thrush fait de Pursuit of loneliness une œuvre à part, discrète et pourtant tranchante, triste et néanmoins lumineuse. Thrush ne se contente pas de raconter a minima le processus menant d’un employé au suivant dans le cas de Cynthia. Il saisit à chaque fois l’action précédente de la personne, ou bien une action prenant place dans son entourage, qui se voit attribuer la même importance et ouvre la porte à d’autres vies, d’autres récits traités par principe à égalité. Cela peut être un voisin de chambre d’hôpital, une femme de ménage effectuant sa tournée, ou un collègue situé dans le même bureau – c’est ainsi qu’en cours de route Pursuit of loneliness superpose au récit de Cynthia celui de Mr. Bennett, dans une séquence magnifique où deux appels téléphoniques passés par des travailleurs sociaux s’entremêlent sans tourner à la cacophonie. Le film se dédouble alors littéralement, par l’équivalent d’une division cellulaire assurant la perpétuation et le développement de la vie. La pratique qu’a Thrush de son art devient le prolongement des notions et émotions qu’il défend – la marque des films qui comptent.
PURSUIT OF LONELINESS (États-Unis, 2012), un film de Laurence Thrush avec Joy Hillie, Suzanne Faha, Sandra Escalante, John Magginetti. Durée : 96 minutes. Sortie en France le 9 mars 2016.