Avec BIG EYES, Tim Burton en a (enfin) eu marre de faire du Tim Burton

Il y a vingt ans, Ed Wood avait tout d’une œuvre de réaction, de la part d’un Tim Burton clamant sa liberté recouvrée après les deux blockbusters Batman qu’il s’était retrouvé à faire pour les studios. Aujourd’hui, Big eyes, scénarisé par le même duo (Scott Alexander & Larry Karaszewski) et également un biopic d’artiste, est à nouveau une œuvre de réaction ; de Burton envers soi-même, ou plutôt la pâle copie de soi-même qui avait fini par le remplacer.

Depuis le passage à l’an 2000, la meilleure chose que Tim Burton a faite dans une salle de cinéma est d’avoir remis la Palme d’Or à Apichatpong Weerasethakul pour Oncle Boonmee. Derrière sa propre caméra, il a périclité peu à peu, jusqu’à devenir une signature commerciale désincarnée et exploitée par les services marketing d’Hollywood (Alice au pays des merveilles) et un triste décalque de son travail original passé (Frankenweenie). Devenant en somme bon pour le musée, comme son exposition au MoMA – reprise entre autres à la Cinémathèque française – le signifiait presque trop clairement. Burton a dû en prendre conscience, car le sujet de Big eyes autant que les noms à son générique apportent la preuve évidente d’un désir d’adresser de front le problème et de faire le nécessaire pour y répondre. Aucun des comédiens de ce film n’avait précédemment joué pour son réalisateur – ce qui veut dire en particulier que l’on ne retrouve ni Johnny Depp, ni Helena Bonham Carter pour la première fois depuis l’extraordinaire Mars attacks !. Burton a également changé de producteur et de monteur pour la première fois depuis respectivement Sleepy Hollow et Edward aux mains d’argent ; et a donc renoué avec les scénaristes de Ed Wood.

Le mensonge liant Margaret et Walter Keane est l’artifice de Chantons sous la pluie mais en plus cruel, car ici le contrat n’est pas de travail mais de mariage

Le biopic que ceux-ci ont écrit ne s’intéresse pas à un cinéaste, mais à une figure reflétant de manière tout aussi appropriée les doutes et aspirations du Burton de 2015 qu’Ed Wood pouvait le faire pour le Burton de 1995. Dans les années 1950 et 60, Margaret Keane peignait des toiles représentant des jeunes filles aux grand yeux, dont son mari Walter s’est approprié la paternité et en a tiré toute la gloire lorsque les tableaux sont devenus à la mode. C’est l’artifice de Chantons sous la pluie mais en plus cruel, car ici le contrat liant les deux parties n’est pas de travail mais de mariage. Margaret devient l’ouvrière de l’ombre, forcée à fournir des peintures en quantité toujours plus grande pour satisfaire la demande, travaillant recluse et sans pouvoir en parler à qui que ce soit ; tandis que Walter est la figure publique, paradant devant les caméras et dans les journaux, façonnant un storytelling augmentant le désir des gens et imaginant des stratégies de vente facilitant leur pulsion d’achat. Une séquence le montre ainsi inventant la vente de produits dérivés, affiches, cartes postales et autres, permettant de faire les poches des pauvres en plus de celles des riches.

La qualité des toiles n’est jamais un sujet à trancher pour le film, car elle était hors sujet à l’époque ; leur succès était uniquement le fruit de manœuvres de promotion

Chaînon manquant entre Walter Benjamin (la théorie de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique) et Andy Warhol (la pratique de masse du phénomène), Walter Keane était un génie à sa façon – son épouse grugée et rabaissée le reconnaît elle-même, tout comme elle reconnaît qu’elle n’aurait pas su faire aussi bien pour donner une existence publique à ses créations. C’est sur cet argument qu’elle se fait initialement prendre au piège du mensonge, et c’est sur cette ligne directrice que Big eyes se construit une ambiguïté bienvenue et durable. Ainsi, la qualité des toiles de Margaret n’est jamais un sujet à trancher pour le film, car elle était hors sujet à l’époque ; leur succès était uniquement le fruit de manœuvres de promotion. La création artistique et la réponse du public sont montrées comme étant totalement déconnectées, observation qui vaut évidemment toujours pour aujourd’hui et face à laquelle Burton enjoint chaque spectateur à aimer ou non une œuvre pour des raisons personnelles et non dictées par autrui. Il donne même le mode d’emploi : « l’art doit élever, pas flatter ».

L’ambiguïté prévaut également dans la description de Walter, moins méchant que déséquilibré (ici il rejoue dans un vrai tribunal tous les rôles d’un épisode de Perry Mason, là Burton le transforme soudain en Jack Torrence de Shining dans une scène très réussie – après avoir rendu un hommage comparable à Dr. Folamour dans Mars attacks !), et que produit de son temps. C’est un macho comme tous les hommes alors, et le récit de l’émancipation de Margaret n’en est que plus beau puisque Burton expose comment c’est tout un système qui tient à la maintenir dans l’ombre, femme au foyer qui se tait et sert son mari. Si l’on devait le résumer par un seul détail, le film serait un plaidoyer pour que les femmes mariées gardent l’usage de leur nom de jeune fille (c’est car elle signe ses toiles de son nom de femme mariée que Margaret se les fait voler par son époux). Dans les rôles principaux, Christoph Waltz s’en sort correctement (il cabotine comme toujours à Hollywood, qui ne sait lui demander que ça, mais au moins ici cela a une justification – l’unique image que son personnage renvoie au monde est une façade exubérante, factice) et Amy Adams mérite comme à son habitude toutes les louanges, de même que son deuxième Golden Globe d’affilée (après American bluff).

Enfin Tim Burton peut s’autoriser à s’effacer d’un de ses films, à le laisser vivre presque sans lui

Big eyes est avant tout un film d’acteurs, où l’aspect visuel passe au second plan. Sa facture très classique, qui rappelle les films de l’époque où son action se déroule, permet de lisser ce qui ne fonctionne pas vraiment – choix musicaux et graphiques incertains (Burton n’arrivera définitivement jamais à être à l’aise avec le numérique), platitude du dénouement. Plus important, elle offre au cinéaste l’occasion de se libérer de ses propres chaînes : il n’a pas à s’acquitter d’une énième prestation « burtonienne », qui avec le temps est devenue synonyme de numéro de foire. Enfin il peut s’autoriser à s’effacer de son film, à le laisser vivre presque sans lui, et ainsi il peut se concentrer sur tout ce qui, au sein du récit, résonne avec sa propre expérience – dès la première image, une imprimante qui crache des centaines de fac-similés du même tableau.

BIG EYES (Etats-Unis, 2014), un film de Tim Burton, avec Amy Adams, Christoph Waltz, Danny Huston, Krysten Ritter, Jason Schwartzman, Terence Stamp. Durée : 106 min. Sortie en France le 18 mars 2015.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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