ARRAS 2014 : À l’Est de l’Europe, tous les récits sont gris

Parmi les neuf films de la compétition européenne arrageoise, quatre traitaient ouvertement des effets des régimes communistes sur leurs populations. Deux en replongeant dans les années 80 (Sur la ligne, Atlas d’Or, et Quod erat demonstrandum, Prix de la critique), deux en révélant les séquelles encore vives aujourd’hui (Bota, Monument to Michael Jackson). À chaque fois le dérèglement moral et la méfiance généralisée minent les rapports entre les individus ; et inoculent aux récits ce même poison de l’ambiguïté, qui brouille la distinction entre le bien et le mal, les responsables et les victimes, les motivations sincères et les calculs contraints.

Dans tous les pays où il a fait sa loi derrière le Rideau de Fer, le communisme a laissé une trace inamovible : les bâtiments et autres projets d’urbanisme édifiés à l’époque, et toujours en place, toujours fonctionnels aujourd’hui. Pour leurs reconstitutions de ce qu’était la vie en 1984, le tchèque Sur la ligne et le roumain Quod erat demonstrandum n’ont qu’à poser leurs caméras au cœur de la ville, dans ses stades (pour l’athlétisme du premier) ou ses écoles (pour les travaux universitaires du second). Pour fixer dans l’œil du spectateur le poids de l’héritage de cette période que leurs personnages ont à solder, l’albanais Bota et le serbe Monument to Michael Jackson mettent en exergue des lieux emblématiques et écrasants. Dans le premier, des barres d’immeubles construites au milieu de nulle part pour y exiler les opposants au régime ; dans le second, un aéroport militaire délaissé, symbole de l’abandon enduré par une petite ville sans « avantage compétitif » à faire valoir pour s’attirer les grâces du capitalisme.

Impossible à ignorer physiquement autour de soi, la présence de la dictature soviétique asservit tout autant les esprits. Andrea Sedlackova et Andrei Gruzsniczki, auteurs de Sur la ligne et Quod erat demonstrandum, nous en font faire l’expérience dans leurs films respectifs au fil de récits presque jumeaux, même si les mises en scène divergent (un noir et blanc un peu trop ostentatoire côté roumain, une façon très sobre et plus juste de suivre les personnages côté tchèque). Pareillement, les figures centrales de Sur la ligne et Quod erat demonstrandum sont différentes – une athlète en plein essor et un mathématicien placardisé – mais elles se retrouvent très vite engluées dans une même toile, reproduite à l’identique d’un pays à l’autre. Entre l’un et l’autre film circulent des scènes et des motifs similaires : mise sur écoute d’un appartement par la police secrète en profitant d’une absence organisée grâce à un complice dans l’entourage de la cible, entêtement à obtenir la consignation par écrit de la collaboration d’un civil à une opération d’écrasement d’un opposant, tentatives répétées et sans cesse déboutées de rejoindre un proche exilé en Occident…

Des conflits aux enjeux et oppositions initialement limpides deviennent de plus en plus opaques et équivoques, où tous les personnages finissent avec des choses à cacher ou à se reprocher

Sans surprise dans un tel contexte, les intrigues à tiroirs pleins de faux-semblants de John Le Carré viennent naturellement en tête devant chacun de ces deux films. Les entrelacs de trahisons, menaces et autres expressions de bassesse humaine qui s’y étendent tissent des labyrinthes où tout le monde se retrouve pris au piège. Un piège parfait, car chaque nouvel individu se retrouvant impliqué y ajoute son fil, composé de ses aspirations et de ses secrets personnels. Lequel fil complexifie la structure d’ensemble, barre certaines voies sans en ouvrir d’autres (on n’est pas dans le jeu de plateau Labyrinthe), et obstrue un peu plus l’horizon. Ainsi des conflits aux enjeux et oppositions initialement limpides – la sprinteuse dont l’on exige qu’elle se dope, le scientifique qui pense avoir trouvé un moyen de faire passer sous le manteau ses travaux à l’Ouest – deviennent de plus en plus opaques et équivoques. Tous les personnages finissent avec des choses à cacher ou à se reprocher, pain béni pour la police secrète qui se nourrit de cette essence.

Ce cheminement de l’assurance vers le doute, de la transparence vers le brouillard, va dans le sens inverse à celui que l’on emprunte habituellement dans les films occidentaux, où l’on clarifie les antagonismes (souvent jusqu’au manichéisme) et dénoue les conflits. Avoir vécu sous le joug du communisme vaccine visiblement contre la propension à schématiser les problèmes et leurs résolutions. Une telle existence rend aussi plus perméable à la science-fiction, à voir le flirt inspiré de Sur la ligne et Quod erat demonstrandum avec ce genre. Chez Gruzsniczki, l’irruption dans la recherche mathématique des ordinateurs, sous une forme encore primitive et encombrante, provoque le même genre de trouble de la perception que dans l’excellent Computer chess, qui se situait du côté américain. Ce monde pourtant réel nous paraît irréel, décentré, un futur antérieur. Dans le film de Sedlackova la science-fiction est organique : règles qui disparaissent, poils qui poussent à des endroits inhabituels, les anabolisants injectés à l’héroïne par ses entraîneurs la font muter en homme. Là aussi le réel déborde sur le fantastique, la piste d’athlétisme mène tout droit à La mouche.

Dans le présent capitaliste comme dans le passé communiste, le vrai pouvoir vient de l’étranger, les barons locaux s’accaparent les miettes qu’il laisse, le reste de la population sert de variable d’ajustement dont l’on se débarrasse quand elle devient gênante

Dans les situations contemporaines de Bota et Monument to Michael Jackson, les choses semblent être redevenues simples – en surface. Les individus ont retrouvé leurs libertés, de s’exprimer, d’espérer, de se déplacer, de tomber amoureux… Mais cela n’implique pas que leur situation se soit véritablement améliorée. Ce constat grinçant, démoralisant, attend les protagonistes et les spectateurs au terme des deux histoires. Chez Iris Elezi et Thomas Logoreci, les réalisateurs de Bota, la parabole finale est cristalline : le capitalisme dérégulé a pris la place du communisme refoulé, reprenant à son compte ses sites et ses méthodes ainsi que le fait un nouveau tyran succédant au précédent à la suite d’une révolution. Aujourd’hui comme hier le vrai pouvoir vient de l’étranger, les barons locaux s’accaparent les miettes qu’il laisse, le reste de la population sert de variable d’ajustement dont l’on se débarrasse quand elle devient gênante. Seule l’idéologie a changé, le profit étant le nouveau précepte dominant. Si Bota a parfois la main un peu lourde sur ses effets narratifs ou formels, la qualité d’écriture et d’interprétation de ses personnages et le tranchant de son propos emportent notre adhésion.

Tranchant, Monument to Michael Jackson l’est encore plus car on ne voit pas venir le choc. Darko Lungulov engage son film dans la voie du conte avec une allégresse et un dynamisme communicatifs, le héros Marko étant le catalyseur. Celui-ci a imaginé pour son village un scénario enchanté, dans l’esprit des films hollywoodiens d’antan, quand les USA avaient la même foi naïve dans les opportunités nouvelles offertes par le capitalisme. Marko va ériger sur la place centrale un monument à la gloire de Michael Jackson, le roi de la pop viendra l’inaugurer (l’histoire a lieu en 2009, avant sa mort), les touristes vont affluer, et la ville va retrouver son éclat et garder son aéroport, dernier vestige de son importance passée. Marko y croit, alors le film y croit avec lui. L’audace des solutions qu’il oppose aux blocages sur son chemin, et le burlesque joyeux des péripéties qui en découlent, enthousiasment et font espérer jusque tard dans le récit que oui, les promesses d’une vie meilleure, plus accomplie et plus libre, vont pour une fois se matérialiser. Plus dure sera la chute finale, des illusions à la désillusion, lorsque manœuvres cyniques et brutalités féroces rétabliront un cadre tristement familier. Reste alors aux personnages de Monument to Michael Jackson une seule issue, qui constitue également l’épilogue de Sur la ligne, Quod erat demonstrandum, et Bota : l’exil. Pour au moins arrêter de perdre, maintenant qu’ils savent tous qu’on ne leur permettra jamais de gagner.

Retrouvez le palmarès du 15è Festival international du film d’Arras ici.

SUR LA LIGNE (Fair play, République Tchèque, 2014), un film de Andrea Sedlackova, avec Judit Bardos, Ana Geislerova, Roman Luknar. Durée : 100 minutes. Sortie en France le 5 août 2015.

QUOD ERAT DEMONSTRANDUM (Roumanie, 2013), un film de Andrei Gruzsniczki, avec Sorin Leoveanu, Ofelia Popii, Florin Piersic Jr. Durée : 107 minutes. Sortie en France indéterminée.

BOTA (Albanie, 2013), un film de Iris Elezi & Thomas Logoreci, avec Flonja Kodheli, Fioralba Kryemadhi, Artur Gorishti. Durée : 103 minutes. Sortie en France indéterminée.

MONUMENT TO MICHAEL JACKSON (Serbie, 2014), un film de Darko Lungulov, avec Boris Milivojevic, Natasa Tapuskovic, Dragan Bjelogrlic. Durée : 95 minutes. Sortie en France indéterminée.