Pier Paolo Pasolini vs. Dominique Strauss-Khan, avec Abel Ferrara pour arbitre

À moins de quatre mois d’intervalle, Abel Ferrara a présenté en off à Cannes et en on à Venise et Deauville Welcome to New York et Pasolini, portraits d’êtres à la fois réels et bigger than life. Contradictoires en apparence, les deux films forment ensemble un tout cohérent et riche. Le raffinement du second se renforce du fait de la vulgarité du premier, sur laquelle il porte à son tour un éclairage neuf.

 

Une infinité de choses éloignent Welcome to New York de Pasolini, et deux les relient. Aucun d’entre eux n’enfile le costume guindé du biopic exhaustif, racontant un destin. Dans un cas comme dans l’autre, Ferrara opte pour une temporalité resserrée sur vingt-quatre heures – l’ultime jour de la vie de Pier Paolo Pasolini occupe tout le film éponyme, la première moitié de Welcome to New York (la plus intéressante) suit les événements du jour du Sofitel de Devereaux / Dominique Strauss-Kahn. Cette décision atteste d’une conviction : celle d’avoir affaire à deux figures si extraordinaires que ce qu’elles représentent dans le monde peut être transmis même en réduisant le récit à une tête d’épingle, une simple journée dans la vie d’un homme. Ferrara applique cette même formule à deux pôles opposés de l’humanité. Le dandy et le porc, l’artiste révolté et le notable puissant, qui ne traite que de choses quantifiables. Les films construits autour de ces personnages deviennent de faux-jumeaux ; ils sont similaires par certains aspects, inconciliables par d’autres, et reliés par de puissantes connexions souterraines.

 

La lutte de Pasolini est un engagement frontal contre les agissements et la mentalité du protagoniste de Welcome to New York

 

Ainsi Pasolini, de loin le plus intelligent et foisonnant des deux, inclut-il à son récit le commentaire de l’histoire de Welcome to New York. Une interview de Pasolini par un journaliste de La Stampa voit ce dernier questionner le cinéaste italien sur son combat contre le système en place, sous toutes ses formes – éducatif, politique, de censure –, et propose pour faciliter la discussion de désigner cet ennemi multiple par le terme unique « la situation ». Or le Strauss-Kahn de Welcome in New York est un émissaire emblématique de cette « situation ». Investi de l’ordre financier et politique mondial, et de tous les pouvoirs et richesses qui vont de pair, il évolue en seigneur hors-sol, au-dessus des gens et des lois. La lutte de Pasolini mise en lumière dans cette scène d’interview est un engagement frontal contre les agissements et la mentalité du protagoniste de Welcome to New York, tels que la première partie de ce film (avant la chute) les expose crûment.

 

Welcome to New York est une œuvre disgracieuse car elle traite d’un être dégoûtant ; par opposition tout dans Pasolini vise la beauté, la sophistication, l’élégance, en phase avec les aspirations de son personnage

 

Pasolini revalorise de fait la trivialité, qui confine à l’obscénité et à la laideur, de Welcome to New York, de manière imprévue – en en prenant doublement le contre-pied. Particulièrement soigné dans sa narration comme dans sa plastique, Pasolini prouve que la mise en scène « sale », négligée de son prédécesseur n’était pas le fait d’un réalisateur à bout de souffle mais bien un choix de sa part. De plus, en hébergeant en son sein un réquisitoire aussi ouvertement dirigé vers le personnage de l’autre film, Pasolini donne a posteriori valeur de pièce à conviction venant soutenir ses accusations aux images de celui-ci ; ces interminables séquences d’orgies du début du film, où le déversement de plaisirs de la chair et de la bonne chère charrie avec lui mépris de classe et agressions sexuelles. Avec le corps monstrueux de Depardieu en première ligne, ces scènes illustrent si parfaitement les propos rageurs de Pasolini qu’elles pourraient être issues d’un de ses longs-métrages, ou de ceux de ses condisciples révolutionnaires de l’époque – La grande bouffe de Marco Ferreri vient évidemment en tête.

 

Welcome to New York est une œuvre disgracieuse car elle traite d’un être dégoûtant ; par opposition tout dans Pasolini vise la beauté, la sophistication, l’élégance, en phase avec les aspirations de son personnage. L’art est un « pouvoir magique » de l’esprit nous dit le film, qui se met tout entier au service de sa célébration. Ferrara donne vie aux travaux inachevés de Pasolini, romans, scénarios, dans un débordement de créativité qui fait alors coexister à l’écran plusieurs niveaux de vérité, d’existence. Mais au terme de cette journée du 2 novembre 1975 la violence du réel va vaincre la poésie de l’imaginaire, abruptement et sans peine. Comme on écrase un insecte, la bassesse annihile l’inspiration. Dans cette scène finale où l’âme est niée (car il est clair que les agresseurs de Pasolini n’ont pas d’états d’âme), et annulée (toutes les œuvres, les visions que l’artiste avait en tête meurent précipitamment avec lui), l’idéologie bestiale de DSK l’emporte sur les idéaux de PPP. Ici les deux films se raccordent à nouveau, mais le rapport de force a basculé. Brute comme l’est l’intégralité de Welcome to New York, la fin de Pasolini constitue un passage de témoin. Avec Pasolini, c’est tout un mouvement qui meurt ; un élan qui se brise et laisse le champ libre à la sauvagerie et au cynisme, dont quarante ans de règne aboutiront à la « situation » dantesque et grotesque décrite dans Welcome to New York.

 

PASOLINI (France, Italie, Belgique, 2014), un film d’Abel Ferrara. Avec Willem Dafoe, Ninetto Davoli, Riccardio Scarmacio, Valerio Mastandrea, Adriana Asti et Maria de Medeiros. Durée : 84 minutes. Sortie en France : 31 décembre 2014.

 

WELCOME TO NEW YORK (France, USA, 2014), un film d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu, Jacqueline Bisset, Shanyn Leigh, Paul Calderon. Durée : 120 minutes. Sortie en France le 17 mai 2014 en Vidéo à la demande.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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