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Face à la cohérence de sa filmographie, Tom Cruise a souvent été qualifié d’auteur, au même titre qu’un metteur en scène. En quelques mois, avec les sorties rapprochées de Her, Under the skin et Lucy, trois films liés par l’humanité contrariée de leur protagoniste, Scarlett Johansson peut espérer connaitre à son tour pareille distinction.
White is white
Dans Lucy, le personnage-titre incarné par Scarlett Johansson voit ses capacités cérébrales décupler de façon exponentielle après avoir ingéré une drogue expérimentale. En l’espace de 48 heures, elle se défait de son esprit et de son corps d’humain lambda pour devenir une forme d’intelligence non pas artificielle mais immatérielle. Une transformation qui la pousse à soupirer avec regret à mi-chemin, soit au bout de 45 minutes de film et 24 heures dans sa métamorphose : « Je me sens moins humaine ». A l’orée de la seconde part du récit de Under the skin, le personnage supposément extraterrestre de Laura pourrait déclarer l’inverse si elle n’était pas complètement hébétée par ses nouveaux et inexplicables sentiments. Les deux films se croisent : une Scarlett aime à se croire humaine, pendant que l’autre se détache inexorablement de cet état. L’humanité selon chacun des deux cinéastes n’a toutefois pas grand chose à voir. Chez Glazer, les hommes sont seuls, sur leur route. Mais être un être chez Besson, c’est un vrai boxon, c’est se fiche dessus à tout-va, consommer des sandwichs-poulet, s’empiler dans des escalators, s’agglutiner sur des voies rapides, etc., etc.. Ça déborde dans tous les sens, ça remplit le cadre, c’est un grouillement permanent qui prépare d’autant mieux à l’évidement purgatif qui intervient vers la fin du film.
Quand Lucy achève sa mutation, le monde qui l’entoure devient blanc, uniforme et sans limite. Cet effacement de toute chose, de tout ce que l’humain aura conçu du moins, c’est déjà celui opéré par les Wachowski dans Matrix (1999) ou Vincenzo Natali dans Nothing (2003). Le blanc n’est pas exactement le néant, c’est plutôt l’annulation du superflu. Under the skin propose d’ailleurs une séquence analogue, avec du blanc à l’infini, un effacement du tout, exception faite que Jonathan Glazer ne convole pas vers cette situation, il débute avec. Son monde se remplit à mesure que son héroïne se charge en émotions, s’assimilant peu à peu à ses nouveaux semblables sur Terre. Humaine, après tout. Pas assez pour manger une forêt noire ou pour laisser un homme pénétrer la sienne, mais suffisamment pour être troublée.
Noir c’est noir
Chez Jonathan Glazer, à l’autre bout du spectre, le noir c’est l’envie. A l’inverse du blanc qui s’étend jusqu’aux plinthes des mondes de Under the skin et de Lucy, alors symboles de l’abandon d’une humanité dévorante, la couleur noire prédomine dans Under the skin, et enlise les personnages dans leurs désirs les plus triviaux. C’est notamment le cas lorsque Laura engloutit plusieurs hommes libidineux dans un liquide sombre et dense ; aussi le cas de Laura elle-même, devenue curieuse des plaisirs charnels, lorsqu’elle essaie de manger du chocolat ou observe son entre-jambes plongé dans la pénombre pour tenter de comprendre ce qui s’y trame ; et plus que jamais quand elle perd sa combinaison factice d’humaine et révèle au spectateur sa véritable peau, aussi foncée que le monolithe de 2001 ou la pierre noire de la Kaaba, puisqu’elle ne s’en sépare que pour mieux contempler les vestiges de sa brève mais si grisante existence de femme terrienne. Luc Besson travaille avec Lucy une esthétique moins épurée, voire carrément bariolée, mais il n’en propose pas moins lui aussi une forme de retranscription visuelle des affects, plaisirs, désirs, paroles, et de toutes sortes de déjections continues de l’humain. Ce ne sont donc pas des masses informes et ténébreuses comme chez Glazer, ce sont entre autres des lignes multicolores qui emplissent l’espace, ces fils de conversations que Lucy parvient non seulement à visualiser mais aussi à manipuler.
Femme que j’aime
Voilà qui établit la connexion avec Samantha, la troisième héroïne incarnée cette année par Scarlett Johansson, un personnage omniprésent mais invisible, une forme d’intelligence artificielle si perfectionnée que son irréalité fait débat. Dans Her, elle aussi est en quête d’humanité, soudainement capable de ressentir de la joie, de la haine ou de la jalousie. C’est au contact d’un quidam nommé Theodore que ses émotions s’éveillent alors qu’elles n’étaient a priori pas listées dans son guide d’installation. En vidant autant que possible le monde qui entoure Theodore, sans pour autant le lui rendre hostile, Her se situe à équidistance de Lucy et d’Under the Skin. Pour autant, le personnage de Scarlett Johansson dans les trois films, qu’elle le veuille ou non, est animé par la même force et reproduit les mêmes actions.
Qu’importe que Lucy perde son humanité alors que Laura et Samantha, elles, aspirent à la trouver, ce qui compte c’est le passage d’un état à un autre. Et qu’importe la direction prise donc, puisque dans chacune de ces trois histoires l’héroïne passe par l’étape où ses propres émotions l’émeuvent. Ce n’est pas là le seul point commun des trois personnages, leur emprise funeste exercée sur le sexe opposé les rassemble tout autant. Et cet aspect de leur personnalité ne les enchante pas : dans Her, Samantha espère cacher à ses amants derrière leur écran d’ordinateur qu’ils n’ont rien d’unique ; Laura d’Under the skin en vient rapidement à se lasser de vampiriser ses rencontres d’un soir ; quant à Lucy, elle ne semble apprécier qu’en apparence sa domination exercée sur les hommes qui se dressent face à elle. Dans son cas, peut-être cela s’explique-t-il simplement par le souhait de Luc Besson de se cantonner aux velléités froidement vengeresses de son personnage plutôt que de les parasiter par les souvenirs d’une conscience humaniste déjà émiettée. Le spectateur n’en reste pas moins assuré des contradictions qui la tourmentent jusqu’à sa disparition. Besson n’a pas su choisir entre faire de Lucy un personnage-aimant ou un personnage aimant. Cette décision, ou plutôt cette absence de décision de caractérisation, gangrène plus généralement Lucy. C’est un choix d’écriture délibéré, mais l’ignorance totale du passé du personnage-titre peut gêner.
Who is it ?
C’est comme si Lucy venait au monde lors de sa première apparition dans le film. Son tout premier dialogue s’avère si désespérément stérile, de surcroit avec un homme qu’elle a connu peu avant et ne connaitra pas mieux après, qu’elle ne peut que conforter le spectateur dans son impression que Luc Besson fait de la rétention d’information. Le seul accès au passé de Lucy est une discussion téléphonique avec sa mère, engagée alors qu’un chirurgien lui retire la drogue qu’elle a dans le corps. La scène est Shyamalanienne au possible, jusqu’à la mélodie d’accompagnement d’Eric Serra qui rappellent celle de James Newton Howard pour Le village. Le coup de fil convoque aussi celui d’une mère à sa fille dans Phénomènes. Avant de mourir, l’enfant perd l’esprit et répète inexplicablement « calcul… calcul… ». Depuis sa table d’opération, Lucy n’est pas beaucoup plus intelligible, elle parle de la chaleur du corps, de la rotation de la terre, de la sensation du sang qui coule dans les veines, etc., ce à quoi sa mère dépourvue de toute répartie sensée n’a plus qu’à lui répondre qu’elle l’aime. Après un tel laisser-aller émotionnel, Lucy ne se laissera plus submerger. Elle apparait dès lors tel un vaisseau quelconque, le spectateur ne pouvant plus la définir comme humaine que grâce à son apparence pourtant friable. Quand elle finit par muter, par devenir à la fois un ordinateur géant et une créature organique tentaculaire, Lucy ne ressemble finalement ni à Samantha ni à Laura, étant à la fois trop palpable pour faire songer à la première et plus assez pour l’autre. Alors, pourquoi ne pas laisser germer un souvenir plus ancien ?
Résiste (prouve que tu existes)
C’est le jeu vidéo Parasite Eve (Takashi Tokita, 1998) qui vient à l’esprit face aux dernières minutes de Lucy. Héroïne envoûtante, cellules mutantes, excroissances rampantes, des connexions existent entre les deux œuvres. Le scénario du jeu PlayStation a toutefois pour lui de dévoiler au fil de l’intrigue des informations sur le passé de son héroïne, Aya Brea. Et même si Tokita n’avait pas pris soin de le faire, un élément aussi sommaire que la tenue du personnage permettait déjà de faire exister un background, même s’il n’informe que sur quelques heures de sa vie. En l’occurrence, juste avant que l’intrigue ne se lance, Aya est à l’opéra, ce qui explique qu’elle porte une robe de soirée pendant tout le jeu, même pour tuer des rats mutants de deux mètres dans le métro de New York. Luc Besson n’offre pas même cela au spectateur, on ne saura rien des origines de Lucy. Il est d’ailleurs regrettable qu’il ne l’ait pas affublée de sa tenue de départ pendant tout le film. Dans cette première scène, Lucy est habillée comme un léopard, détail ironique puisqu’un piège l’attend et fait d’elle une proie ; une idée alors renforcée par un montage alterné avec des stock shots de scènes de chasse de documentaires animaliers. Elle aurait aisément pu garder cette allure animale jusqu’au terme du récit tant elle se révèle menaçante pour tous ces opposants par la suite.
Ce même regret ne s’applique pas à Under the skin, puisque l’héroïne que l’on devine extraterrestre n’a pas de passé sur Terre. Et tenter de l’imaginer serait aussi absurde que d’essayer de définir l’inconnu qui attend Lucy une fois désolidarisée de notre monde. Quant à Samantha, dans Her, c’est encore plus simple : si tant est qu’elle «existe», elle n’était rien avant que Theodore ne l’anime. De quoi revenir, une énième fois, sur la part funèbre de tout film : avec ses images animées qui donnent vie aux personnages, morts avant et après le défilement, « comme l’humain peut l’être avant et après son passage sur Terre » rétorque le mortel conscient de l’être. La direction n’avait pas d’importance dans chacun de ses trois films, il fallait a minima retenir cet instant où le personnage de Scarlett Johansson se rend compte avec la plus grande violence que l’humanité lui fait défaut et qu’elle souhaite la toucher une première/dernière fois. Le mortel désabusé, même lui, fan de l’actrice ou non, concèdera qu’au-delà du cinéma, pour la vie réelle, ce précepte ne peut pas faire de mal.
HER (États-Unis, 2013), un film de Spike Jonze, avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams, Rooney Mara. Durée : 126 minutes. Sortie en France le 19 mars 2014.
UNDER THE SKIN (Royaume-Uni, 2013), un film de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams, Adam Pearson, Paul Brannigan… Durée : 107 minutes. Sortie en France le 25 juin 2014.
LUCY (France, 2014), un film de Luc Besson, avec Scarlett Johansson, Amr Waked, Morgan Freeman, Choi Min-Sik… Durée : 89 minutes. Sortie en France le 6 août 2014.