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Observation précise et riche du Cap-Vert, As cidades e as trocas passe d’un groupe d’insulaires à l’autre sans voix off et assure son homogénéité grâce aux effets d’écho entre ses situations, avec deux fils conducteurs pour l’image et le son : le sable, d’un côté, et les chansons de l’île, de l’autre. A eux deux, ils composent un paysage visuel et acoustique, naturel et artistique, au pouvoir d’envoûtement maximal.
En avril dernier était diffusé sur Arte un documentaire au sujet inattendu : Le sable : enquête sur une disparition. On y rappelait que le sable est à la base de tout, du béton au silicium des puces électroniques, et qu’il est perçu comme la seule matière première gratuite – dans une certaine mesure (il n’y a qu’à se servir) – et inépuisable. A tort. Faute de sites suffisamment importants pour répondre à l’explosion de la demande, la surface continentale ne suffit plus, les fonds marins sont pillés et à la spéculation s’ajoute la perspective d’un désastre écologique. As cidades e as trocas (Villes et échanges, titre portugais d’un livre d’Italo Calvino d’ailleurs) est né de ce constat. « Nous étions en Mauritanie, en plein tournage de Bab Sebta [précédent long présenté au FID 2008] » raconte Pedro Pinho, coréalisateur du film avec Luisa Homem. « Nous avons appris qu’au Cap-Vert, les grands travaux de construction de complexes hôteliers étaient interrompus, faute de sable. Il leur fallait en acheter. Les entrepreneurs mauritaniens étaient surexcités à l’idée d’en vendre à l’île et de gagner beaucoup d’argent ».
Le Cap-Vert de Pinho et Homem est un espace-temps de transition entre passé et futur, entre minéral originel et villages-vacances lacustres où les touristes mangent et boivent sans sortir des piscines ; une Atlantide dont on ne sait trop si elle coule ou si elle émerge.
As cidades e as trocas n’est pas un film sur le sable, en tous cas pas plus que La ligne de partage des eaux de Dominique Marchais n’est un film sur l’eau. C’est un film de voyage – de voyage, pas de tourisme – tout entier consacré au Cap-Vert, une tentative d’épuisement de ce lieu pour reprendre l’expression de Georges Perec, comparable à celle entreprise récemment par Virgil Vernier avec son court Andorre, notamment dans son approche entomologique et neutre du tourisme de masse, mais en beaucoup plus ample (As cidades… dure 136 minutes contre 19 pour Andorre). Marchais, Vernier, Perec, ça fait déjà beaucoup de noms cités – et pas des plus connus concernant les deux premiers – mais pour défricher ce grand film-pays, il faut bien tenter de se trouver des guides. Et parmi eux, Frederick Wiseman et Wang Bing ne semblent pas les moins opportuns. La méticulosité, l’exhaustivité et la patience du premier s’ajoutent à l’intérêt non feint du second pour les gens modestes et les lieux à l’écart du monde. C’est ce qu’est le Cap-Vert de Pinho et Homem, qui est aussi celui du cinéaste Pedro Costa, dont lui est originaire : un espace-temps de transition entre passé et futur, entre minéral originel (cette incroyable vallée grise, versant d’un volcan éteint, qui se jette directement dans l’océan) et villages-vacances lacustres où les touristes mangent et boivent sans sortir des piscines ; une Atlantide dont on ne sait trop si elle coule ou si elle émerge. On serait tenté de dire qu’elle émerge, vu que les animaux voguant (veaux, chevaux) sur un gigantesque porte-containers y vont plutôt que d’en repartir, preuve qu’il n’y rien à évacuer de cette île et que les bateaux qui la quittent ne sont pas des arches de Noé…
De quoi émerge-t-elle alors ? D’une ancienne carapace faite de maisons de bric et de brac, de parpaings entassés ou d’habitats plus coquets et douillets, acquis à la force du poignet, en attendant que d’autres plus forts viennent prendre la place. « Le bar où nous avons tourné l’une des dernières séquences [« où tout le monde était saoul, y compris nous » précise Pinho] existait avant même d’avoir des murs » explique Luisa Homem. « Sa propriétaire faisait son commerce dehors et c’est avec l’argent ainsi gagné qu’elle a pu acheter un local, qu’elle doit toujours refaire plus loin, à chaque fois qu’un nouveau bâtiment, plus moderne, se monte et la chasse de chez elle ». As cidades e as trocas ne dit pas qu’il n’aime pas le tourisme de masse, il n’a pas besoin de le dire, on ne l’aime pas non plus vu ce qu’il en montre. Cette absence de jugement explicite s’avère salutaire, car elle convient à la morna dans laquelle s’enveloppe le film. La morna, vous ne pensiez pas y échapper alors que nous sommes dans la patrie de Cesaria Evora ?!
Les chansons sont partout, comme si les airs glanés ici et là composaient la BO du pays en même temps que celle du film (une BO qui se vendrait comme des petits pains si elle était un jour éditée.
Musicalement, As cidades… ne fait pas dans le cliché, mais dans la couleur locale, toutes les couleurs, de la prestation de rue au spectacle sur scène destiné à la clientèle étrangère. Sans se présenter comme tel, c’est un documentaire musical comme l’est Buena Vista Social Club, moins accessible à notre sens, mais bien plus envoûtant parce qu’on n’y attend pas la musique, elle vient naturellement, au même titre que les personnes filmées (et avec lesquelles les deux réalisateurs ont passé du temps, cela se sent). Les chansons sont partout, il suffit de leur accorder leur place, généralement via des plans fixes à la durée confortables sur des musiciens de rue ou en amorce sonore d’une séquence sans rapport, comme si les airs glanés ici et là composaient la BO du pays en même temps que celle du film (une BO qui se vendrait comme des petits pains si elle était un jour éditée). Elles ne sont pas là pour célébrer le-courage-envers-et-contre-tout-des-autochtones-qui-sont-des-gens-toujours-souriants-malgré-l’adversité, d’abord parce qu’elles ne sont pas forcément optimistes (pas besoin de comprendre les paroles pour en ressentir le blues), ensuite parce qu’elles font partie du paysage au même titre que les plages, les montagnes rocheuses, les façades colorées et le reste.
Il y a deux paysages en un dans As cidades… : le naturel, ou presque, et l’artistique, et les deux sont inséparables. C’est particulièrement prégnant lorsqu’à la fin, après avoir suivi des ouvriers asiatiques, les danseurs d’un carnaval ou ceux d’un club de vacances, on entre dans la maisonnette d’un homme tellement entiché de l’artiste-peintre local, qu’il lui a demandé de s’occuper de ses murs. Il se trouve que c’est par ces dessins que Pinho et Homem ont commencé leur tournage, mais ils ont eu le flair de garder ces œuvres pour la fin, tout en semant des morceaux de celles-ci tout au long du film. C’est naïf, coloré, souvent habité des mêmes motifs dont l’un attire l’attention : un arbre au bord d’une falaise, le tronc attaqué par une bête (qui change d’une peinture à l’autre), un homme est accroché à l’arbre et il est sur le point de tomber dans une mer infestée de requins ou de crocodiles, en contrebas. Le tout dans un style de carte postale enfantine. L’artiste est mort il y a une dizaine d’années, donc ses œuvres disparaîtront avec les vieilles baraques, mais comme semblent le dire ces vues du désert de sable mauritanien, surgissant au cœur du générique de fin, tout finit toujours par retourner à la poussière, de toutes manières. Mais le plus tard possible, c’est mieux.
AS CIDADES E AS TROCAS (Trading Cities, Portugal, 2014), un film de Pedro Pinho et Luisa Homem. Durée : 133 minutes. Sortie en France indéterminée.