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Retour sur la 26ème édition du FIDMarseille en huit films comme autant de reflets des propositions que le festival avait concocté cette année. Huit films piochés au sein des différentes sélections du FID, que ce soit les Compétitions ou les Écrans Parallèles. Huit films qui disent aussi le rapport encore fort et étroit du FIDMarseille au documentaire mais qui lui permet de mieux renverser le réel par les joies de la fiction, à l’image des Mille et une nuits de Miguel Gomes, projetés au milieu et en clôture du festival. Il sera, ici, notamment question de la voix, du chant et du recueil de la parole.
Ce n’est peut-être pas un hasard si Le Trésor de Corneliu Porumboiu a ouvert cette 26ème édition du FIDMarseille. Sans doute peut-on voir dans le film du cinéaste roumain des parallèles avec ce qui constitue le projet du festival et anime sa programmation : tenter une archéologie du cinéma en trouvant dans les œuvres du passé les fondements de la valeur des nouveaux films présentés. Ou, en d’autres termes, tenter des échos, des résonances entre hier et aujourd’hui, au gré du parcours de chaque spectateur dans la grille du festival. Une proposition qui ne joue pas l’opposition mais, plutôt, une complémentarité bienveillante et toujours exigeante.
Ainsi la rétrospective consacrée à Manoel de Oliveira aura permis de dresser des ponts avec certains films des différentes compétitions, et ce dans un rapport qui se veut avant tout ludique au cinéma. C’est dire la modernité et l’éclat intact des œuvres du Maître de Porto qui permettent d’éclairer quelques propositions actuelles. Un exemple concret : découvrir Acte de Printemps, réalisé en 1963 par Oliveira après 20 ans sans avoir tourné le moindre long métrage, constitue sans doute une porte d’entrée pour saisir la démarche de Gaël Lépingle et de sa Jolie vallée (qui a joliment ouvert la Compétition Française). Pour le Portugais, une représentation de la Passion du Christ chantée par des habitants du Tràs-os-Montes ; pour le Français, une comédie musicale tirée des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas et jouée par des habitants du Tarn. Le pont, ici à prendre au sens musical, entre les deux œuvres est presque trop évident : croire dans l’absolu du cinéma à pouvoir mêler plusieurs temporalités jusque dans l’anachronisme le plus apparent, déployer ses artifices dans cette zone poreuse et vivifiante au croisement de la fiction et du documentaire, et raconter, sous le vernis symphonique, la vie d’un territoire et d’une communauté. Le plus beau reste cette sourde évidence, à l’œuvre dans les deux films, quand la parole se mue en chant le plus naturellement du monde, presque comme s’il avait juste fallu que le cinéaste pose sa caméra pour que le peuple se mette à chanter. Il faut voir au début d’Une jolie vallée la musique se répandre, tel un vent invisible, dans la ville, traverser les boutiques, de la pharmacie à la salle des fêtes, et passer à travers les corps de ses futurs interprètes qui deviennent comme possédés par le spectacle qu’ils vont donner à la fin du film. Ce n’est pas la vie qui s’arrête à cause du cinéma, il semble que ce soit plutôt la vie qui rejaillit au sein d’une communauté qui semblait n’attendre que le cinéma pour se (re)constituer d’une seule et même voix.
Gageons, et surtout espérons, que Dans ma tête un rond-point trouve rapidement le chemin des salles françaises et s’offre aux plus de spectateurs possible.
Faire le portrait d’une communauté tout en racontant singulièrement ceux qui la constituent, tel est aussi ce que met en branle Dans ma tête un rond-point. Il faut dire tout de suite la force à la fois douce et puissante du long métrage d’Hassen Ferhani, légitimement reparti avec le Grand Prix de la Compétition Française et la Mention Spéciale du jury du GNCR. Le cinéaste se démarque habilement de sa matrice initiale – soit, a priori, un état des lieux d’un abattoir algérien – pour proposer, avec une subtilité rare, des rencontres avec ceux qui habitent cet écrin rouge sang et y travaillent la sueur au front. Le mot « rencontres » peut paraître d’une simplicité désarmante mais il dit bien la justesse de l’approche du jeune cinéaste qui aurait pu abîmer son film dans une vaine recherche plastique qu’un tel lieu appelle presque de ses vœux. Ici, ce sont plutôt, encore une fois, des rencontres singulières que Ferhani provoque avec son dispositif discret mais qui n’oublie pas pour autant de nourrir généreusement son spectateur avec des séquences proprement miraculeuses, tel cette souris qui s’échappe de l’entrebâillement de deux pierres après le passage d’un chat ou, encore, ce but marqué à l’instant même où un groupe d’hommes réussit à faire entrer un bovin dans l’abattoir. Ces séquences résument aussi le rapport de Ferhani à son cinéma : croire en la force de son regard et laisser venir à lui autant que faire émerger ou surgir, parfois littéralement, du réel les fictions que le hasard crée, non sans humour. Dès lors, un film, comme celui de Ferhani, qui préfère aux carcasses de viandes informes un regard sur les traits même burinés d’un visage ne peut que recevoir au minimum notre estime. Quand, en plus, ce film le fait dans un geste de cinéma profondément sincère et sensible (son montage est d’une discrète virtuosité), on lui en est reconnaissant. Gageons, et surtout espérons, que Dans ma tête un rond-point trouve rapidement le chemin des salles françaises et s’offre aux plus de spectateurs possible.
Autre pays, autre mœurs : Business Club, présenté dans la section parallèle « Histoires de portraits », aura, c’est le moins que l’on puisse dire, créé le débat, voire la franche engueulade. Caméra de surveillance atteignant, avec un rare voyeurisme, le degré zéro du documentaire pour certains, caméra-peste à la démarche insolente pour d’autres, le film de Chloé Mahieu et Lila Pinell se situe ainsi à la frontière de deux conceptions radicalement opposées et irréconciliables du cinéma. Sans doute est-ce sa force singulière, aussi irritante que réjouissante, que d’acquérir cette capacité à faire bouger les lignes et à charrier nonchalamment, dans son dispositif, l’écho des plus belles heures de l’émission Strip-Tease autant que les relents les plus abjectes de la pire télé-réalité. Il faut dire que le « sujet » de Business Club a de quoi faire bondir : Arthur de Soultrait, jeune aristo et, semble-t-il, businessman de talent: il vend des vêtements à la haute société d’Auteil-Neilly-Passy et parcourt le monde pour ouvrir de nouvelles boutiques. On suit donc notre dandy décomplexé dans ses pérégrinations à la fois commerciales et mondaines, passant d’une réunion de coaching de vendeurs à un repas huppé, selon un dispositif qui interroge en permanence le regard porté sur lui : outre l’effort qu’il faut entreprendre, en tant que spectateur, pour subir pendant près d’une heure la parole décomplexée et opportuniste d’un tel « personnage », on se demande bien comment les deux jeunes cinéastes ont réussi à obtenir de notre énergumène une liberté de ton qui frise constamment avec la caricature éhontée de sa propre classe. Il faut ainsi dire que ce qui saute aux yeux instantanément, c’est la façon dont la vie d’Arthur est une mise-en-scène permanente – ce qui dédouane, en quelque sorte, Mathieu et Pinell d’en rajouter sur la forme pour convaincre de leur regard. Mise-en-scène qui se construit quotidiennement et qui passe par tout un tas de rôles qu’emprunte, souvent maladroitement Arthur et qui varie au gré des décors qu’il traverse et des costumes qu’il porte. Son comportement, qui s’articule entre à la fois par son corps dégingandé et son langage d’une pédanterie assumée, fait écho à un burlesque grinçant et par moments, reconnaissons-le, savoureux que Business Club déroule, comme animé par une main invisible, sans avoir l’air d’y toucher.
Oncle Bernard – L’anti-leçon d’économie : 1H20 de jeu de questions/réponses où Bernard Maris évoque tous les ressorts de l’économie libérale qu’il démonte avec avec son acuité et son intelligence notoires.
Un autre regard sur l’économie était proposé, toujours dans la section parallèle « Histoires de portraits », par la voix de Bernard Maris, économiste et journaliste disparu dans l’attentat meurtrier de janvier dernier dans les locaux de Charlie Hebdo. Remontage des rushs d’un entretien filmé en mars 2000 par Richard Brouillette, Oncle Bernard – L’anti-leçon d’économie donne ainsi la parole à Maris pendant 1H20 par un jeu de questions/réponses qui lui permet d’évoquer tous les ressorts de l’économie libérale qu’il démonte avec son acuité et son intelligence notoires. Ainsi sont passés en revue, dans un esprit de vulgarisation bienveillante, la loi du marché, le fonctionnement de la bourse et des institutions financières ou encore l’État-Providence. Évidemment, on ne peut penser qu’à L’Abécédaire de Gilles Deleuze pour le dispositif extrêmement simple de recueil de la parole mais aussi pour l’émotion qui parcourt le film et qui émane de la simple sensation d’entendre une voix qui s’élève désormais d’outre-tombe.
Deux autres films auront travaillé le recueil de la parole. Tout d’abord, Nuytten/Film de Caroline Champetier : l’inestimable directrice de la photographie s’est entretenue pendant trois jours avec un autre grand directeur de la photographie, Bruno Nuytten, qui, dans les années 80, était l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur, en France. Nuytten a été le chef opérateur de Duras, Blier, Téchiné ou encore Claude Berri. Puis, il a décidé, subitement, d’abandonner le cinéma. Champetier revient sur cette décision, les raisons de cette « désertion » : elle s’est entretenue avec Nuytten en une série de six entretiens qui se sont déroulés en l’espace d’un mois et demi, sur une durée d’environ huit heures. Champetier n’a conservé que 1H20 de leurs échanges et a filmé Nuytten alors qu’il montait un parquet dans sa maison avec son fils aujourd’hui. Elle entremêle ses propos sur ces images et sur les images des films dont Nuytten s’est occupé. Étrange sensation que de s’apercevoir qu’il s’agit alors d’un film qui pourrait s’écouter plus que se regarder. Non pas que le film soit irregardable, mais il est heureux et paradoxal de constater que lorsque deux directeurs de la photographie se rencontrent, cela donne un film dont la matière première est le son, et que celui-ci est constituée principalement de voix, de bruits de bricolages ou de la nature. Il faut alors entendre Nuytten parlait de sa dévotion dans son ancien métier, de son rapport à l’art à l’artisanat, pour comprendre ce qu’il a investi de sa personne à un moment dans l’histoire du cinéma français et de la solitude qu’il avait besoin d’acquérir pour se retrouver.
L’humour qui traverse Le Divan du monde sert surtout de contre-pied à ce sentiment mélancolique qui imprègne progressivement le film : personne ne sera soigné, personne ne sortira guéri.
Autre(s) parole(s) recueillie(s), ensuite, dans Le Divan du monde de Swen de Pauw, reparti du FIDMarseille avec le Prix du GNCR. Dans le cabinet de Georges Federmann, psychiatre pour le moins atypique, se succèdent des patients français et étrangers. Originaires du quartier, du village voisin ou d’un autre continent, Diane, Gilbert, Karim ou encore Claudine viennent confier ici leur histoire pour la première fois ou pour la 25ème année consécutive. Pour certains, il s’agit de trouver un refuge, une oreille attentive ; pour d’autres, c’est l’envie de vivre qu’il faut préserver. Résumé ainsi, Le Divan du monde pourrait laisser craindre un énième documentaire sur les avantages et inconvénients de la psychiatrie comme il nous en arrive tous les quatre ou cinq ans. Ici, c’est le monde qui vient se livrer, chercher un peu d’aide, la force de se lever le matin. Par un dispositif minimal, soit deux caméras qui cadrent les échanges entre le thérapeute et son patient, Swen de Pauw parvient à faire ressentir ce qui se joue dans ce cabinet, pareil à un navire dont on ignore s’il ne va pas s’effondrer à la prochaine rafale. Car les histoires racontées mêlent à la fois les tragédies de l’immigration, les paranoïas quotidiennes ou encore les douces folies de la jalousie… Le spectateur passe ainsi du rire aux larmes, face à la truculence du docteur Federmann et de la cocasserie de ses réponses face aux questions, parfois absurdes, qu’on lui pose. Cet humour qui traverse Le Divan du monde sert surtout de contre-pied à ce sentiment mélancolique qui imprègne progressivement le film : personne ne sera soigné, personne ne sortira guéri. Il s’agit juste de faire en sorte que la vie continue, un jour de plus, un jour après l’autre. Sentiment asséné avec une douceur bienveillante, un sourire aux lèvres et une main tendue.
Psaume de Nicolas Boone aura aussi joué la carte de la survie, scènes après scènes. Dans un désert d’une Afrique subsaharienne dévastée, un attelage tiré par un âne avance mystérieusement. Seuls les fous, les handicapés et les enfants soldats continuent à errer sur ces terres arides. Au gré de scènes plus ou moins étirées mais toujours en plan-séquence, Psaume se fait ainsi le récit de quelques survivants d’une fin du monde qui ne dit pas son nom. Version blanche, presque lactée, de Hillbrow, le film précédent – urbain et sauvage – de Nicolas Boone, cette nouvelle fable, dont on ressort la bouche pleine de terre, tire vers l’abstraction en figurant l’après d’une Apocalypse. Psaume est le temps d’un futur qui est, simultanément, un retour aux origines. Le film ne mène pas nulle part, il remonte vers la mer en s’accrochant, tant bien que mal, au temps spécifique crée par son montage. Film de peu de mots, Psaume agit progressivement à la fois comme une révélation (au sens photographique, avec ses flashs blancs qui rythment sa narration) et comme un chant funèbre et macabre dont l’âpreté se noue autour de la dignité de ses personnages. L’âne qui guide la maudite chevauchée devait bien s’appeler Balthazar.
Le 26e FIDMarseille s’est déroulé du 30 juin au 6 juillet 2015