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Ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace. En acceptant la réalisation d’une adaptation a priori aussi peu excitante que celle de Jersey boys, Clint Eastwood ne se plie pas au diktat du film de commande mais poursuit son programme initié avec J. Edgar : détourner le biopic commémoratif, en faire un bal de fantômes et de masques de cire et, de la sorte, régler ses comptes avec le passé.
Ce n’est qu’au générique final qu’Eastwood laisse entrer dans son film son seul et unique numéro musical, rappelant in extremis que Jersey Boys trouve ses origines sur Broadway (et avant cela, dans une histoire vraie). Et ce numéro est macabre à souhait. Un décor à l’artificialité revendiquée sert de scène à des retrouvailles tout aussi irréelles, celles de tous les personnages, importants ou mineurs, croisés au cours du récit, dans leurs tenues des années 1950, le temps d’un medley de chansons. L’allégresse et l’énergie de façade sont non seulement surjouées, mais en plus en contradiction totale avec la scène précédente, un épilogue prenant place en 1990 où les héros nous apparaissent dans leur état de vieillards laminés par le passage des (nombreuses) années. Bal post-mortem et défilé de masques de cire, ces deux séquences morbides accolées l’une à l’autre sont les clous plantés sans ménagement dans le cercueil des Jersey boys par le cinéaste vétéran.
Revoyez Eastwood en train de foudroyer du regard Lee Van Cleef chez Sergio Leone ou un criminel dans L’inspecteur Harry : c’est exactement comme cela qu’il regarde les Four Seasons
Déroulons la pelote du film. Les maquillages qui vieillissent si durement Frankie Valli et son groupe, les Four Seasons, sont les mêmes que ceux appliqués aux visages de DiCaprio, Watts et Hammer dans J. Edgar. La cruauté du saut en avant de plusieurs décennies dans le temps a elle aussi fait le voyage d’un film à l’autre. Dans les deux cas, Eastwood prive son protagoniste de toute la période de sa vie où il est au faîte de sa gloire, à même de jouir de sa conquête du pouvoir ou de la célébrité. Avec Jersey boys, il se montre encore plus impitoyable. Il expose deux heures durant les épreuves endurées par Frankie, d’abord pour percer en tant que chanteur puis pour éviter – sans succès – que son groupe n’implose par la faute des médiocrités et rivalités internes ; et une fois tous les éléments de sa félicité enfin réunis, grâce au succès de la chanson Can’t take my eyes off you, il coupe durement et froidement pour nous amener vingt-cinq ans plus tard. Comme un père fouettard qui vous donne votre cadeau de Noël à la toute fin du repas et vous annonce aussitôt qu’il est l’heure d’aller au lit. Dur et froid : tel est le regard du réalisateur sur ses personnages. Revoyez-le en train de foudroyer du regard Lee Van Cleef chez Sergio Leone ou un criminel dans L’inspecteur Harry : c’est exactement ça.
Sans complicité ni empathie pour les Four Seasons, Eastwood les présente comme une bande de petite frappes minables, talentueux sur scène mais bêtement machos, orgueilleux et incapables en dehors. Ce sont les Sopranos qui remportent la Star Academy, et encore le bas de l’échelle, les hommes de main que l’on cantonne aux tâches ingrates. Le premier acte du film les montre vivoter dans leur quartier sous l’aile du parrain local ; le deuxième décrit leur inaptitude persistante à s’élever individuellement alors que leur gloire s’étend sur scène et à la télévision. Jersey boys prend à rebrousse-poil le biopic conventionnel et sa logique de célébration, de récompense. Comme dans J. Edgar, Eastwood déchoit des icônes américaines de sa jeunesse et peut-être, ce faisant, règle son sort à son passé. J. Edgar Hoover était une caricature de justicier, l’image qui a collé à la peau d’Eastwood. Et les Four Seasons furent des stars du petit écran en même temps que lui, à l’époque de la série Rawhide (il nous le rappelle au moyen d’une image faite pour être remarquée, et qui est tout le contraire d’un accès de coquetterie). Par procuration, à travers Frankie Valli et consorts – et depuis son point de vue âgé, comme eux le sont dans la séquence de 1990 – c’est à son propre statut d’alors que Clint Eastwood s’attaque.
JERSEY BOYS (USA, 2014), un film de Clint Eastwood, avec John Lloyd Young, Erich Bergen, Michael Lamenda, Vincent Piazza, Christopher Walken. Durée : 134 min. Sortie en France le 18 juin 2014.