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La vie professionnelle et amoureuse d’un ingénieur aéronautique de l’entre-deux guerres, à l’imaginaire débordant : au risque de l’ennui, Hayao Miyazaki préfère à l’intrigue et aux péripéties, un récit sans heurts prononcés, au ton égal et apaisé, où l’exception se fond dans l’ordinaire.
Le problème avec la politique des auteurs les plus vénérables, c’est qu’il est toujours tentant de considérer leur dernière création du moment comme un film-somme, ou comme le film « le plus ». Alors, The Wind Rises, film somme ? Nature verdoyante, discrète mais omniprésente, indifférente et parfois destructrice (impressionnante séquence de tremblement de terre où le sol ondule comme un tapis que l’on secoue) ; pastorale ; fascination pour les machines et regret de les voir dévoyer en outils de guerre ; mariage des éléments ; rêve : la check-list se complète sans problème, mais on n’est pas plus avancé pour autant, surtout que les nouveautés sont aussi nombreuses (il est rare de voir Miyazaki si ancré dans une époque et un territoire identifiables ; c’est davantage une marque de fabrique d’Isao Takahata). Alors, The Wind Rises, film « le plus » ? Le plus mature, le plus sérieux, le plus introspectif, etc. : approche pas plus convaincante, mais peut-être plus judicieuse.
Impossible de ne pas voir dans cette mise en scène d’un personnage de dessinateur (industriel), une forme d’autoportrait. Si on est d’humeur théoricienne, on pourrait même considérer le goût pour la peinture qu’a Naoko, la compagne du héros, et les embûches contrariant leur union, comme une façon d’incarner la difficulté à concilier couleur et trait, qui fait le sel de l’art pictural. Dans The Wind Rises, toute association est contrariée, de toutes manières. C’est le principe moteur du film. Il innerve le protagoniste, Jiro, fusion de Jiro Horikoshi (designer du Zero, l’avion devenu kamikaze – « esprit du vent » – à la fin de la Guerre du Pacifique) et de l’ingénieur italien du début du 20ème siècle, Giovanni Caproni. Il détermine la temporalité et la géographie de l’histoire, à cheval entre les deux guerres mondiales, entre ciel et terre (et même mer, puisque le héros s’inspire des arêtes de maquereaux pour dessiner ses carlingues), entre Japon et Europe, aussi bien concrètement (Jiro se rend en Allemagne pour affûter sa technique de création), qu’intellectuellement (les personnages citent Paul Valéry en français dans le texte, et ses mots donnent son titre au film). Il conditionne les images où les rêves succèdent aux faits, sans coupe claire et nette dans le montage (seul le caractère extraordinaire des premiers finit par les distinguer des seconds). Tout n’est que hiatus, et le premier d’entre eux tient au constat de Caproni, avec qui Jiro s’imagine converser : les avions sont des rêves maudits que le ciel menace à tout instant d’engloutir. Miyazaki demande ainsi très simplement ce qui est préférable : garder ses rêves pour soi, quitte à se laisser déborder par eux (tellement d’avions dans la tête de Jiro, qu’ils rappellent les cortèges de phantasmes destructeurs de Paprika) , ou les canaliser et les concrétiser, en sachant que jamais la réalité ne sera à la hauteur du phantasme ? La question étonne venant d’un cinéaste expérimenté dont on suppose qu’il réalise ses rêves, à tous les sens du terme, sauf à considérer que les films n’ont rien de concret, mais sont bien des projections des rêves en question.
The Wind Rises semble destiné aux gamins de 70 ans.
Que fait celui qui n’est pas artiste, celui dont le travail intègre une logique industrielle où la beauté du geste doit servir une finalité moins poétique ? Il fait ce qu’il peut. A ce titre, la clémence de Miyazaki à l’égard de Jiro ne cesse d’étonner. Jiro se comporte parfois en héros plein de panache, mais le plus souvent en égoïste. Il n’y peut rien. La passion l’emporte souvent, quitte à l’éloigner de celle qu’il aime, dotée pourtant d’une patience hors du commun. Il n’a pas conscience de ce que Naoko fait pour lui, mais Miyazaki en a conscience lui. Voilà pourquoi on veut voir dans son regard une forme de reconnaissance à l’égard de sa propre épouse. Voilà pourquoi The Wind Rises semble destiné aux gamins de 70 ans. La plénitude de celui qui sait et a vécu accompagne le dynamisme juvénile des personnages, notamment l’énergie d’un protagoniste qui pourrait très bien être celui de Là-haut après un lifting. Les actions les plus fortes se déroulent en l’absence de musique. Les scènes les plus anodines sont soulignées par les compositions de Joe Hisaishi. Pas un mot plus haut que l’autre. Les corps bougent beaucoup, mais le découpage scénique, toujours calme, instaurant une lenteur parfois jusqu’à l’ennui – il faut malheureusement le reconnaître – vient d’un conteur qui n’écrit pas l’histoire, mais se contente de la suivre, puisque tout est déjà arrivé, tout est déjà écrit. D’où l’absence totale – et dommageable à nos yeux – d’intrigue, de péripéties, de conflits, voire même d’enjeux majeurs : il appartient au spectateur de dessiner lui-même les enjeux, alors que le mortifère de l’ensemble tient au contraire à l’éloigner de toutes considérations tragiques.
Entre autres films, on songe parfois à Empire du Soleil de Steven Spielberg, et à La harpe de Birmanie de Kon Ichikawa. Comme dans le premier, un enfant joue avec des avions de guerre miniatures, avant de grandir et de se rendre compte que ces avions sont faits pour tuer ou être détruits (logique poussée à l’extrême par les kamikazes). Comme dans le second, Jiro tient de l’arpenteur, du bonze resté le dernier sur Terre pour compter les morts, leur offrir une sépulture descente et s’assurer que d’autres viendront après eux. The Wind Rises n’est pas une sinistre veillée funèbre. Il porte en lui la conviction que nous ne faisons que passer, poussés par un souffle de vent qui à tout moment peut retomber, sans que l’on s’y attende. Quand un homme regarde son rêve prendre enfin corps sous ses yeux et que soudain le silence tombe sur lui, signe qu’ailleurs un malheur s’abat sur lui. « Ecrit sur du vent » disait Douglas Sirk.
THE WIND RISES (Kaze Tachinu, Japon, 2013), un film de Hayao Miyazaki, avec les voix de Hideaki Anno, Miori Takimoto, Hidetoshi Nijishima. Durée : 126 minutes. Sortie en France le 15 janvier 2014.