Xavier Dolan est Tom, l’inconnu de la ferme

Puisque Mommy y sera cette année, Tom à la ferme est pour l’instant le seul film de Xavier Dolan à ne pas avoir été présenté à Cannes. Il est plutôt allé à Venise, peut-être par bouderie suite à la non-sélection de Laurence anyways en compétition officielle en 2012, mais peut-être aussi parce qu’en 2013 à Cannes la place de thriller hitchcockien gay était déjà prise par le superbe Inconnu du lac.

Avec Tom à la ferme Xavier Dolan se place sur le même créneau que L’inconnu du lac. Comme le titre l’indique, son inconnu à lui change géographiquement de lieu d’aventure, mais les contrées de cinéma que l’un et l’autre arpentent se chevauchent. Dans les deux films, l’attraction charnelle – au sens propre : ressentie dans la chair – entre deux êtres est l’étincelle allumant un incendie impossible à maîtriser, une relation dysfonctionnelle qui va en s’empirant, soufflant le chaud et le froid, la fascination et le dégoût. À la ferme où se rend Tom pour les obsèques de son compagnon, le rapport d’amour vache, envenimé et tournant de fait au jeu de massacre et d’aliénation concerne en premier lieu cet intrus débarquant de Montréal et Francis, le frère du défunt. En apparence incompatibles du fait de l’homophobie de façade de Francis, le publicitaire et l’agriculteur sont néanmoins irrémédiablement et immédiatement liés par une force supérieure, une lame de fond qui les pousse à sans cesse se rejoindre dans des lieux reclus (une chambre, une grange) ou emblématiques de drague gay clandestine – des toilettes, des bois. Toujours en demande de contact physique, rapprochés jusqu’au corps-à-corps par la mise en scène, Tom et Francis sont les jouets désarmés – et consentants ? – de la physique. Tels des aimants, le désir de l’un et de l’autre sont trop proches pour qu’ils ne soient pas attirés, et trop contradictoires pour qu’ils ne soient pas repoussés.

Dans la forme, Xavier Dolan joue pleinement le jeu de la mise en scène de genre

Ainsi contrariée la pulsion amoureuse devient penchant mortifère, et les résonances entre Tom à la ferme et les multiples variations composées par Hitchcock sur ce thème abondent. Sur le fond, des connexions manifestes s’établissent avec deux de ces films-pièges parmi les plus célèbres, Psychose et Sueurs froides. Dans la forme, Dolan joue pleinement le jeu de la mise en scène de genre – révélation du « méchant » Francis opérée progressivement et achevée à travers un rideau de douche que l’on tire, geste éminemment hitchcockien ; bande-originale (composée par Gabriel Yared) nimbée de cordes menaçantes comme le sont les vues d’hélicoptère, et les avertissements à mi-voix des personnages de second plan que croisent les protagonistes principaux. De plus, le cinéaste se montre conscient qu’aujourd’hui, contrairement à l’époque du master of suspense, le thriller peut à tout moment tourner au slasher. Et il enrichit sa réalisation de ce fait, s’amusant à marcher en équilibre sur la ligne de crête entre les deux versants, saupoudrant son thriller de motifs de slasher (l’image granuleuse, la brume qui encercle la maison à l’écart du monde, la poursuite dans le champ de maïs, les armes contendantes…) qui restent en suspens, jamais concrétisés. La marmite bout à tout rompre mais le couvercle ne saute jamais.

La ferme devient le lieu d’une rivalité brutale entre charognards se disputant une dépouille, et pour qui la présence des adversaires agit comme un miroir renvoyant l’image de sa propre folie

La manière dont Dolan apporte des réponses de cinéma aux questions posées par l’adaptation d’une pièce de théâtre est tout aussi convaincante. Il évite le guêpier du théâtre platement filmé, et insuffle au film l’énergie que possède cet art : sa faculté à exacerber le réel, exprimer les relations et angoisses humaines sous une forme excessive (les ellipses folles et les changements de format du cadre s’inscrivent dans cette logique) mais gardant toujours une apparence claire de réalité. Tom à la ferme opère une inspection clinique de comment les trois vivants (Tom, Francis et la mère dont la démence en sourdine est possiblement à la source de tout) cherchent désespérément à préserver une forme de présence du défunt, mais chacun de façon exclusive aux autres. La ferme devient le lieu d’une rivalité brutale entre charognards se disputant une dépouille, et pour qui la présence des deux adversaires agit comme un miroir renvoyant l’image de sa propre folie – ce qui l’amplifie et la rend d’autant plus perçante, insoutenable. Chacun manipule les autres, cherche à les soumettre à son intérêt, projette ses obsessions sur eux. Et quand leur point de fuite à tous, la pseudo-petite amie Sarah, les rejoint sur scène (première idée superbe ; l’autre étant de la faire ressembler physiquement à Tom, le vrai boyfriend – inutile de dire qu’à ce moment Sueurs froides revient en force), plus rien ne peut empêcher un climax à l’étouffée. Que la mise en scène galvanise en faisant ressortir à l’écran l’intensité de chaque scène qui le compose, sous sa forme intacte.

TOM A LA FERME (Canada, 2013), un film de et avec Xavier Dolan, et avec Pierre-Yves Cardinal, Lise Roy, Évelyne Brochu. Durée : 102 min. Sortie en France le 16 avril 2014.