Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Dans The Master, le dernier film de Paul Thomas Anderson, Joaquin Phoenix incarnait Freddie, un doux (et dur et dingue) rêveur, courant après le souvenir d’un amour de jeunesse. Avec Her, l’acteur trimballe une nouvelle âme en peine. Et, une fois encore, la reconquête du sentiment amoureux se fait en 3 temps, 3 femmes, 3 symboles.
La scène de la plage ? Presque un grain de sable perdu dans Her et ses deux heures. Pourtant, ce bref passage assure la connexion entre les films de Spike Jonze et de P.T. Anderson. L’acteur Joaquin Phoenix tient le rôle principal de chacun d’eux, mais c’est cette scène de solitude illusoire esquissée dans Her, faisant écho aux première et dernière séquences de The Master, qui permet aux deux récits de se répondre. Dans les deux cas, le personnage parait seul face à l’océan mais sans l’être tout à fait. Freddie façonne une femme de sable pour mieux l’étreindre quand Theodore partage un coucher de soleil avec sa bien-aimée Samantha, intelligence artificielle seulement présente à travers une oreillette et un écran de poche bien dissimulés. Pour mener à bien leur quête commune d’un amour partagé, ils testent, ils expérimentent et se projettent, tels des scientifiques isolés dans leur laboratoire, avant d’enfin oser établir de nouveau un contact réel.
Dans The Master, Freddie cherche à donner vie à la femme de ses rêves. Une redécouverte de l’autre en trois étapes et autant de symboles : la femme de verre, la femme de papier et la femme de sable.
Dans Her, Theodore pense chercher « celle qu’il lui faut » pour être heureux. Il comprend finalement qu’il a trouvé celle qui va lui apprendre à devenir, lui, « celui qu’il faut » pour la rendre heureuse… avant qu’elle ne le lui rende bien. Autrement dit, le chemin n’est pas moins tortueux que celui arpenté par l’ancêtre Freddie. Mais Samantha n’est pas la seule femme dans la vie de Theodore. De nouveau, elles sont trois et pourraient être appelées ainsi : femme aphone, femme i-phone et femme finale.
La femme aphone. C’est Catherine, l’ex, celle qui n’existe plus que dans les souvenirs de Theodore. Elle se tient hors-champ puis, quand il l’invite dans le présent par le pouvoir de la pensée, elle apparait mais n’est pas douée de parole. S’il ne peut pas l’entendre, c’est parce qu’elle appartient au passé. Dans l’introduction du Passé justement (Asghar Farhadi, 2013), le personnage de Bérénice Bejo ne peut pas entrer en communication avec son mari car elle est coincée dans un autre espace-temps : la main dans le plâtre, derrière une vitre, elle lui parle en vain depuis son flash foward. Dans Her, Catherine est atteinte du même mal, enfermée par Theodore dans un espace-temps antérieur afin qu’elle ne puisse plus le tourmenter, afin que lui se protège de ses propres sentiments. Catherine rompt finalement le silence lorsqu’elle le rejoint au temps présent. Elle récupère alors sa voix pour exprimer la dernière pensée que le nouvel amoureux souhaite entendre à cet instant : elle lui avoue mépriser le fait qu’il est désormais en couple avec une OS (pour Operating System / Système d’exploitation). Il s’agit bien là du seul personnage à réagir de la sorte dans le monde, de fait, soit bienveillant soit délirant décrit par Spike Jonze. Déboussolé par ce tête-à-tête, Theodore finit quand-même par signer les papiers du divorce. Ce qui fait de Catherine la jumelle de la « femme de papier » de The Master, un corps réduit à la minceur d’une feuille volante, qui n’en obsède et tourmente pas moins son possesseur.
La femme i-phone. La possession, c’est aussi le rapport de subordination qui lie Theodore à Samantha. Il l’a achetée, elle travaille pour lui : en l’occurrence, elle doit ranger et nettoyer ses dossiers informatiques. Elle s’acquitte d’ailleurs de cette tâche avec une aisance surhumaine, et pour cause Samantha est une machine. Si son nom de famille était « Stevens », Samantha serait une sympathique sorcière de maison, tout aussi dépendante de son mari, tout aussi dévouée et assignée à résidence que pouvait l’être son ainée dans Ma sorcière bien-aimée (Sol Sacks, 1964-1972). Différence de taille entre les deux femmes, l’OS possède une voix et un esprit plus libres et plus stimulants que la moyenne. Elle marque ainsi rapidement des points auprès de Theodore, dans une société où plus personne ne sait s’exprimer : certains communiquent leurs sentiments grâce à des auteurs professionnels (Theodore est l’employé modèle de beautiful-letters.com, il traduit avec sa jolie plume les pensées d’expéditeurs en panne d’inspiration) quand d’autres blessent leur conjoint avant de faire vœu de silence (tel Charles, l’ami d’Amy) ; une succession d’insultes est perçue comme un échange fonctionnel (Theodore débloque ainsi sa situation dans un jeu vidéo) alors qu’une phrase unique et semble-t-il anodine peut gâcher une soirée de rêve (le blind date de Theodore) ; et la « parfaite mère de famille », elle, se définit par une succession d’actions muettes, frénétiques voire abrutissantes dans un autre jeu vidéo, qui amuse néanmoins Amy. Reste à savoir si le seul timbre de voix de l’OS pourrait suffire à séduire Theodore, car il s’agit de celui de Scarlett Johansson. Et donc, peut-être s’agit-il de celui de l’actrice jusque dans la diégèse du film, et pas seulement aux oreilles du spectateur. Dans The Island (Michael Bay, 2005), le personnage incarné par la comédienne découvrait son clone-vedette par l’intermédiaire d’une publicité à son effigie, publicité pour laquelle l’actrice Scarlett Johansson avait réellement posée. De même, ici, la voix de l’OS est alors possiblement la sienne. Ainsi, il parait d’autant plus difficile pour Theodore de résister à l’appel d’une relation intime avec une star de cinéma. Que cette théorie soit avérée ou non importe peu, le temps a raison de leur idylle : successivement, leur amour grandit au point d’effrayer l’autre, comme l’avait illustré Philippe André dans sa vidéo pour « Another Chance » de Roger Sanchez.
La femme finale. Sommairement, c’est celle qui possède le corps et la voix. Quand Theodore discute avec Amy, car il s’agit bien de son amie Amy, les mouvements de sa bouche et les paroles qui en sortent sont enfin calés, contrairement à l’expérience tentée précédemment par Theodore et Samantha, dans laquelle l’OS avait trouvé un vaisseau corporel pour soutenir ses propos par des gestes. Elle souhaitait faire l’amour avec lui, fusionner avec lui, mais c’est un échec. Amy, c’est le physique, c’est l’esprit, c’est un tout. Amy, c’est celle qui s’exprime aussi bien dans une stricte verbalisation de ses pensées (fréquentes discussions avec Theodore) que dans le silence (voir son docu façon Sleep d’Andy Warhol, dans lequel elle filme in extenso sa mère endormie). Amy, c’est une amie de longue date, mais c’est peut-être même celle qui a toujours été auprès de Theodore, même quand il s’appelait Freddie dans une vie antérieure. On s’invente volontiers cette histoire parce qu’elle s’appelle Amy, comme Amy Adams, et que cette percée extra-diégétique permet de faire le pont entre les différents personnages auxquels l’actrice a donné vie par le passé ; dès lors, ses larmes quand elle annonce à Theodore que son compagnon l’a quitté, semblent se charger de la disparition de son « ex » mari de The Master, incarné par… Philip Seymour Hoffman. La perspective est farfelue mais romantique : les siècles et les océans les ont séparés, ils ont changé de noms, ils se sont retrouvés, Freddie et Peggy ou Theodore et Amy, sont enfin sur le toit du monde, face au soleil couchant.
A lire aussi : Spike Jonze s’est-il laissé égarer par une cruelle désillusion amoureuse ?
HER (États-Unis, 2013), un film de Spike Jonze, avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams, Rooney Mara. Durée : 126 minutes. Sortie en France le 19 mars 2014.