THE MASTER : les 3 femmes de Freddie
Lion d’argent et double Prix d’interprétation à Venise en 2012, The Master est aussi fascinant que déroutant. Le spectateur du film est intimement lié au protagoniste, Freddie : tous deux prennent part à une expérience enivrante et troublante, au risque de perdre tout repère ; et tous deux sont en quête de substance, espérant que leur tâtonnement soit finalement récompensé par une rencontre ou une réponse.
Une séquence-clé de The Master voit le prétendu « maître » Lancaster Dodd faire de Freddie son cobaye. Il lui demande de toucher et décrire, à haute voix et les yeux fermés, deux matières, celle d’un mur et d’une fenêtre, deux extrémités d’une pièce, qu’il arpente jusqu’à l’épuisement. Au terme de l’épreuve, Freddie est sonné. Un sentiment comparable à ce que peut ressentir le spectateur à la fin du film. Lui aussi est baladé, entre deux génériques au noir, tourmenté par de nombreuses interrogations et contradictions, avec sa réflexion galopante comme seule boussole ; puis finalement heurté par l’impression que tout s’arrête arbitrairement. La séquence reproduirait alors le cheminement intellectuel du spectateur face au film dans son ensemble, avec ses troubles de perception, sa déroute, sa frustration. Le passage gagne encore en importance pour la notion de matérialisation qu’il induit. Le va-et-vient de Freddie, du mur à la fenêtre, répété jusqu’à la transe, le guide vers une nouvelle compréhension de la réalité du monde qui l’entoure. Il conçoit désormais de différentes façons les objets et figures face à lui, selon qu’il laisse ses yeux, ses mains ou son esprit leur allouer leur consistance.
Le passage se révèle essentiel au regard de la quête sentimentale de Freddie. Parti à la guerre, il a délaissé celle qu’il aimait. Ces années loin de chez lui n’ont pas seulement achevé cette séparation, elles l’ont éloigné de toute femme. Freddie repart de zéro. Sa reconquête de la gente féminine épouse différentes formes selon qu’il laisse ses souvenirs ou ses sens le guider. Comme il le fait avec les cocktails alcoolisés dont il détient le secret, le savant fou va tenter, patiemment, de composer la femme idéale, celle qui voudrait bien de lui.
Femme de verre. A tâtons, les yeux fermés, entre le mur et la fenêtre, entre le froid et le chaud, les minutes ou les heures passent, et Freddie frise la folie. Puis, l’espace de quelques secondes, à un instant indéterminable dans le déroulement du processus, la surface transparente qu’il touche du bout de ses doigts et de ses lèvres, se transforme en une femme. Une femme de verre. La chaleur qu’elle dégage grâce au soleil qui la frappe dans le dos, l’image mentale qu’il recompose, la rendent réelle pour lui. Ce n’est pas une vraie femme, mais c’est une image vraie de la Femme. Une nuance considérable pour les spectateurs tiers, mais pas pour celui qui projette ses sentiments dans cette surface vierge, plane, accueillante. C’est ce dont parle aussi Abel Ferrara dans 4h44 – dernier jour sur terre (2011), lorsque l’ensemble des corps perdent leur épaisseur pour se cristalliser aux travers d’écrans web, tv, skype, etc. Un être que le protagoniste peut agrandir, distendre, entendre, taire, porter à bout de bras, devint à ses yeux plus réel encore que de simples chairs mouvantes. C’est seulement l’idée d’une femme que Freddie embrasse, face à cette vitre, réceptacle sans borne de ses désirs, mais elle existe déjà plus que toutes celles qu’il pourrait observer de l’autre côté de la fenêtre.
Femme de papier. Paradoxalement, c’est par l’esprit que la femme que recherche Freddie gagne en matérialité. Peu après leur rencontre, il se prête à un premier test de Lancester Dodd, qui l’assaille de questions, qui stimule ses souvenirs. Deux femmes lui reviennent en mémoire : sa tante, avec qui il a couché à trois reprises, et Doris, la jeune fille qu’il aimait et qu’il a quitté plusieurs années auparavant. Une lettre de sa part a changé le regard qu’il portait sur elle : Doris n’était que la « petite sœur d’une amie », elle est devenue la femme qu’il aime et qu’il recherche encore. Une lettre, puis des souvenirs, puis des images. La séquence, face-à-face entre Freddie et Lancaster, est ainsi court-circuitée par des flashbacks, par le visage de Doris, sa voix, leurs adieux. La femme de papier s’épaissit. Seulement, Doris ne peut quitter l’esprit de Freddie pour investir le monde réel. Deux séquences distinctes voient Freddie se rendre à Lynn, Massachusetts, et frapper à sa porte. Elle lui apparait dans ses souvenirs, mais elle n’est plus là quand il part réellement à sa rencontre. Si l’esprit de Freddie peut la représenter mais qu’elle se dérobe à ses yeux éveillés, Doris existe-elle ? Existe-elle encore ?
Femme de sable. Freddie doit faire le deuil de celle qu’il aimait, qui lui a échappé à jamais. Mais pas celui des femmes. Il doit réapprendre à les désirer, les approcher, les toucher. Lui qui s’endort, assommé par l’alcool, s’interdisant toute opportunité charnelle (avec sa collègue de la galerie marchande). Lui qui déshabille littéralement du regard les femmes d’une soirée, mais rejoint une fois encore les bras de Morphée plutôt que les leurs. Finalement, c’est Lancaster qui le remet sur la voie, grâce à ses expériences, aux sensations qu’il provoque, aux souvenirs qu’il ravive. Le processus est sûrement involontaire. Le propre fils de Lancaster le considère comme un escroc, « Il invente tout au fur et à mesure ». Qu’importe, il soigne Freddie, le change de l’animal insaisissable qu’il était le soir de leur rencontre en un homme de nouveau capable d’interagir, et plus particulièrement avec les femmes. Au début du film, sur une plage avec ses camarades de l’armée, Freddie ne parvient même pas à simuler une pénétration ou une masturbation avec une femme de sable, qu’il a pourtant façonné lui-même. C’est dans ce lieu que tout se joue, que naît la paralysie sexuelle de Freddie, sa difficulté à redonner chair à Doris, cette femme immatérielle qu’il fait revivre tant bien que mal au fil des années ; verre transparent, chant flottant, lettre résonnante. Sur cette plage, le sexe, la chair s’échouent, morts : c’est là que résonne la première réplique du film, Freddie imaginant le massacre consenti de son propre organe génital, toujours là qu’il peine à donner du plaisir à sa femme de sable et finit par éjaculer, au loin, de dos. Atteint du même mal, Lancaster sera aidé par sa femme pour atteindre la jouissance, lui aussi filmé de dos par Anderson. Cette frilosité quant à la nudité frontale des hommes dans The Master n’est certainement pas anodine, d’autant moins de la part de l’auteur du plan final de Boogie Nights (1997), qui dévoilait plein cadre le membre imposant de son héros. Le sexe de Freddie est invisible, comme mort, inactif. Alors, si c’était bien cela, seulement cela, l’histoire que raconte l’énigmatique The Master ? L’histoire d’un homme qui se rapproche d’un gourou, bientôt internationalement connu, et presque au point de perdre pied, dans l’unique but de réapprendre à coucher avec les femmes. Trivial, soit ; mais serait-ce si étonnant quand son personnage principal est un homme qui a pour sujets favoris les morpions et les flatulences ?
La dernière scène du film montre enfin Freddie avec une femme, une inconnue, dans son lit et dans ses bras. En terme stricte de dramaturgie, c’est un aboutissement satisfaisant. Le protagoniste, tout comme le spectateur, a retrouvé la matière qui lui faisait défaut. Seulement, le dernier dialogue du film, ultime pied de nez, nouvelle remarque grivoise de Freddie, annule tout. Il demande à sa partenaire de « la lui remettre dedans, parce qu’elle a glissé ». Impossible de fusionner. Freddie n’a pas réussi à oublier celle qu’il aimait, à la laisser au passé, pour mieux s’abandonner dans les bras des autres, des nouvelles, des futures. Le plan suivant, le tout dernier de The Master, place une dernière fois Freddie aux côtés de sa femme de sable. Le corps, pourtant chaleureux de l’anglaise qu’il avait séduite, l’a rejeté, lui et son sexe mort. Lancaster, dénoncé comme un charlatan par plusieurs personnages au fil du récit, n’a finalement pas soigné Freddie. Ne lui reste qu’à retourner sur la plage de ses rêves, aux côtés de sa compagne illusoire. Nul doute que s’il ferme les yeux, c’est Doris qu’il verra.
THE MASTER, un film de Paul Thomas Anderson, avec Joaquin Phoenix, Philip Seymour Hoffman, Amy Adams, Madisen Beaty. Durée : 137 minutes. Sortie en France : le 9 janvier 2013.