THE CANYONS se noie-t-il exprès pour que la critique lui lance une bouée ?
Le chemin de The Canyons jusqu’aux salles françaises fut laborieux et chaotique. Côté festivals, le SXSW d’Austin refusa d’abord le film mais n’eut pas l’élégance de garder pour lui les raisons de ce choix. Paul Schrader, le réalisateur, esquiva ensuite la sélection promise par Locarno pour lui préférer Venise, dans l’espoir que son actrice principale soit enfin remise de ses soucis de santé et présente à la première. Peine perdue. La comédienne en question, Lindsay Lohan, était prête à faire de grosses concessions salariales pour tourner, mais tourner quand ça lui chantait, c’est-à-dire entre deux caprices, alors assurer le service après-vente… Surprise pourtant : le balancier critique, lui, coincé en position « consternation », se débloque maintenant que le film s’approche de la France. Oui, The Canyons est mauvais, sauf qu’il l’est sciemment, reflétant l’image décadente que Schrader a du cinéma d’aujourd’hui. Amer envers ses congénères, il flatte la critique, à laquelle il fournit généreusement de quoi produire des discours potentiellement plus intéressants que lui.
Une succession d’images fixes de cinémas désaffectés ouvre The Canyons. Ce générique est à l’analyste ce que le bruit d’une sirène est pour le soldat : nous voilà en état d’alerte, prêts au méta-film et à la mise en abyme du cinéma ! Le cerveau aux aguets, il faudra donc distinguer deux types de discours : l’histoire racontée et les enseignements généraux sur le cinéma à en tirer. Ça ne change pas de n’importe quel autre film un tant soit peu estimable ; l’invitation est simplement plus ostentatoire et revendiquée. Nous entrons donc dans l’équivalent cinématographique du New-York post 9/11, un champ de ruines, un paysage d’après la catastrophe où pullulent les caméras personnelles. Les smartphones même, c’est important : le réseau des salles n’existe plus, les images se transmettent via le maillage téléphonique et se regardent partout, tout le temps, à table avec des amis ou seul sur son sofa. La salle de projection est cassée, fissurée, desséchée, la rivière des images est sortie de son lit et se répand en micro-affluents qui alimentent des habitants désormais tous spectateurs, partout, tout le temps. Et cette perspective n’enchante visiblement pas Paul Schrader.
Puisque le cinéma appartient désormais à tout le monde et que personne ne sait en faire quoi que ce soit de bon, The Canyons montre ce que ce cinéma est devenu aux yeux de Paul Schrader : de la merde
Tous spectateurs, cela implique tous metteurs en scène, tous directeurs de la photo, tous monteurs, tous producteurs, etc. L’amant donne à une ex un rôle à jouer auprès de sa maîtresse (ça tombe bien, elle veut devenir actrice, car dans cette Los Angeles, plus que jamais, tout le monde a deux métiers, le sien et critiq… non, comédien), le producteur pervers filme soigneusement sa compagne lors de leurs parties fines, il demande ensuite à un technicien de bien apprendre son texte pour le ressortir à l’amant le moment venu, etc. Le résultat de cette grande improvisation est pourri, nul à tous les sens du terme parce qu’il ne donne rien, chacun s’évertuant en plus à empêcher la réalisation d’un film (une nullité horrifique sûrement destinée à occuper le téléviseur entre deux affichages de SMS, comme le montre une scène). Holy Motors et Alps jouent sur une dilution semblable du cinéma dans le quotidien. Le premier, s’il n’occulte pas une forme de tragique, garde la force d’une célébration libertaire, alors que dans le second, les personnages semblent ignorer l’existence de l’enregistrement audiovisuel : le cinéma n’a pas disparu, il n’a jamais existé. The Canyons est plus suicidaire que ces deux prédécesseurs. Puisque le cinéma appartient désormais à tout le monde et que personne ne sait en faire quoi que ce soit de bon, le film montre ce que le cinéma est devenu aux yeux de Paul Schrader : de la merde. L’auteur de Taxi Driver et réalisateur d’American Gigolo joue les nuls, et le problème, c’est qu’il est très doué pour cela.
Outre le générique annonçant la couleur, il faut s’arrêter sur le découpage de la scène introductive (un dîner au restaurant entre l’homme, la femme, son amant et la femme de l’amant), son léger temps de retard sur le rythme habituel de ce type de situation, ou sur les images les plus structurées semées ensuite ici ou là (une plongée intimidante sur de vastes rayonnages de DVD, un travelling latéral où l’homme rentre chez lui et disparaît derrière une baie vitrée sur laquelle se mélangent transparence et reflet). Il faut s’y arrêter pour bien s’assurer de la distance prise par le réalisateur de The Canyons sur le film qu’il laisse faire à ses personnages. « Don’t play it real, before it gets real » (« ne la joue pas « vrai », avant que ça devienne « vrai » », en gros) conseillait-on à l’aspirante actrice interprétée par Naomi Watts dans Mulholland Drive, dont il est difficile de faire l’économie concernant le nouveau Schrader (thématiquement parlant, car stylistiquement, le fossé est gigantesque). La phrase n’avait pas de sens pour nous spectateurs jusqu’à ce que, au moment opportun, la demoiselle alors approximative dans son rôle dans le rôle, ne livre une prestation ultra premier degré où Watts ne jouait pas seulement bien : elle jouait bien une actrice qui joue bien.
Ce type de pirouette est trop classe pour Paul Schrader. A ses yeux, le téléphone a gagné la partie sur Hollywood – où Hollywood s’est vendu aux mobiles, c’est pareil au final – alors que pour David Lynch, aussi terrible et destructrice soit la chimère du système, elle était belle, puisqu’elle servait son beau film (au budget soixante fois supérieur à celui de The Canyons). Il n’y a plus de « vrai » à jouer, c’est mort. Au mieux, on peut se jouer soi-même. D’où le choix opportun de Lindsay Lohan dans son rôle autobiographique d’épave, du hardeur James Deen dans celui du pervers machiavélique ou de Gus Van Sant en psychiatre chargé de surveiller lointainement les débats, tel un consultant en scénario navré du peu d’inspiration de ses acteurs-auteurs.
Ce n’est pas l’âge d’or du cinéma que Paul Schrader regrette, c’est celui de la critique
Schrader ne profite de personne, il est logique. Le cinéma doit avoir ce qu’il mérite : une actrice carbonisée avant la trentaine, une pornstar, une ribambelle d’inconnus plus approximatifs les uns que les autres. On croirait retrouver le casting de Southland Tales, de Richard Kelly, autre histoire de film dans un film et de célébration bizarre de la médiocrité culturelle, avec The Rock en acteur bodybuildé et Sarah Michelle Gellar en animatrice cul. Il y a d’ailleurs autant de distance dans The Canyons qu’il y en a dans Southland Tales. A une énorme différence près : pour Richard Kelly, l’ironie n’empêche pas la qualité. Ce n’est pas parce qu’il verse dans le pastiche que le pastiche se doit d’être ridicule. Brian De Palma revendique la même croyance avec Passion. Chez lui, la concurrence entre web, smartphones ou opéra est féroce, mais toujours le réalisateur de Redacted garde le cap du premier degré, auto-célébrant la force du cinéma (de son cinéma en tous cas) et mettant KO la concurrence médiatique. Encore une fois, Schrader, lui, joue les têtes brûlées. Il fait corps avec son sujet et filme salement ce qui est sale. C’est un décadent, bien servi par son scénariste Bret Easton Ellis, expert en la matière. C’est aussi fascinant que triste, mais c’est déjà bien plus courageux que ce qu’a fait Monte Hellman avec Road To Nowhere. D’ailleurs les trajectoires de Schrader et lui se rejoignent opportunément. Tous deux, après une phase vide ou peu inspirée, livrent un film que l’on pourrait qualifier de « film de vieux con » parce que l’absence d’inspiration s’y confond avec la fin du cinéma. « On ne fait pas un mauvais film, on vous montre qu’il n’y a plus rien à tirer de cet art qui était mieux avant ». C’est ce que l’on peut légitimement retenir du dernier long à ce jour de Monte Hellman (2010), triste de naïveté et d’ignorance quant aux nouveaux supports de l’image. C’est ce nuage noir qui menace au début de The Canyons, avant de dissiper parce que Schrader, lui, ne cherche finalement pas à se montrer le plus fort. Fier capitaine, il coule en pleine tempête avec le navire qu’il a mis à l’eau en sachant pertinemment que jamais il n’arriverait à bon port. La bouée sur laquelle il peut compter, seuls les critiques, les analystes, les chercheurs ou les cinéphiles scrupuleux sont susceptibles de la lui lancer.
Dans un article récent de The Independent, ce n’est pas l’âge d’or du cinéma que Paul Schrader dit regretter, c’est celui de la critique. Lui, l’ancien disciple de la vénérable Pauline Kael, constate qu’il n’y a plus assez de mets pour nourrir les critiques. Alors il leur en apporte sur un plateau. Les plus fins gourmets n’ont pas attendu la sortie française pour se régaler. Dans le dernier tome de sa trilogie hollywoodienne, Le temps des mutants, Pierre Berthomieu consacre déjà quelques pages à The Canyons, preuve que s’il est un film contestable, il s’impose en support idéal de la pensée. Paul Schrader n’a pas fait un cadeau au cinéma, il l’a fait à la critique. Celle-ci sera bien inspirée de lui rendre la pareille, enfin sollicitée pour ce qu’elle devrait toujours être : une éclaireuse, capable de dépasser parfois la seule question du goût, pour inviter à des plaisirs plus raffinés.