VOYAGE EN OCCIDENT est-il le film le plus hollywoodien de Tsai Ming-liang ?

Ecrit par l’un des principaux écrivains chinois du XVIe siècle, Wu Cheng’En, Voyage en Occident (Journey to the West) raconte comment un moine quitte la Chine pour se rendre en Inde. Adapté par Tsai Ming-liang, c’est une sorte de film-haïku, une magnifique vanité (au sens pictural du terme) qui, en 56 minutes et une vingtaine de plans, conduit un moine bouddhiste dans les rues de Marseille, et Denis Lavant aux limites de ses talents d’acteur.

 

Pour ceux qui ne le connaissent pas : Tsai Ming-liang, cinéaste taïwanais, est si célèbre pour la durée de ses plans qu’il est difficile de parler de ses films sans employer ce mot-là, « durée ». Clairement, s’en étonner revient à s’étonner du recours aux effets spéciaux dans un film hollywoodien : au bout d’un moment, il faut parler d’autre chose. Oublions donc l’idée des coupes, et parlons des « scènes » ; oui, dans Jouney to the West, deux plans fixes « durent » près de dix minutes, mais il s’y passe tellement de choses que c’est le regard du spectateur, fouillant l’image et découvrant des micro-événements, qui effectue les coupes, comme si le plan était une scène gigantesque où choisir l’objet de son attention. Bref : ceux qui ne connaissaient pas Tsai Ming-liang le connaissent désormais aussi bien que ceux qui ne s’étonnent plus du rythme languide de ses films.

Le connaissant bien, on sait qu’il se passe, dans un plan de Tsai Ming-liang, autant de choses que dans un plan de Pacific Rim. Tout est dans les détails. Premier détail : l’histoire. Un moine bouddhiste quitte sa retraite pour découvrir l’Ouest, et rencontre en chemin un homme triste, joué par Denis Lavant. Le moine est un walker : la tête penchée, les yeux clos, vêtu de l’habit traditionnel orange, il avance au rythme des astres. On doit avoir l’impression qu’il est immobile, et seulement constater, quelques dizaines de secondes plus tard, qu’il a bougé – exactement comme lorsqu’on regarde un coucher de soleil, et qu’on s’étonne de le voir disparaître alors qu’il semblait immobile à notre regard et à notre perception du temps humains.

La fabrication de la tristesse ne passe pas par les mots (il n’y a aucun dialogue, juste quelques remarques presque inaudibles de passants) : elle occupe tout le premier plan qui cadre de très près et en haute définition, le visage couché sur un oreiller, troué de cicatrices, de Denis Lavant. Visage/paysage, on connaît le topo : lorsqu’on a dépassé l’agacement face au cinéma de TML, puis lorsqu’on a dépassé la familiarisation, enfin lorsqu’on a dépassé l’émerveillement, on se permet timidement quelques reproches. Au moins un : on commence à connaître le truc. Cela ne vaut que pour le début, qui reste une jolie scène de désespoir suivant les règles du maître : la pulsation du sang qui fait battre la gorge, floue au fond du plan, n’est pas la même au début et à la fin, et signale l’apaisement de l’homme ; les yeux sont totalement noirs puis, se tournant vers la gauche, révèlent soudain un peu de blanc dans un coin ; une petite tache de lumière blanche sur l’arête du nez signale qu’il s’est humidifié, une larme est-elle tombée ? On regardait ailleurs. C’est cela : on regardait ailleurs. Il y avait tant de choses à voir, dans cette tristesse en très gros plan, qu’on en a laissé passer la larme.

Journey to the West, ou le bullet time étendu aux dimensions d’un film tout entier. Même les Wachowski n’osaient en rêver.

C’est qu’il faut du temps – Tsai Ming-liang en laisse toujours bien assez à son spectateur – pour savoir où et quoi regarder. Il faut parfois quelques minutes pour se rendre compte que le son, lui aussi, est porteur d’indications ; pour se rendre compte que, comme dans Gravity, la respiration du personnage influence discrètement celle du spectateur. Le walker se met donc en marche. Exactement comme dans les nombreux courts-métrages (Diamond Sutra, entre autres, vu à Venise en 2012) où l’on ne trouvait qu’un seul plan traversé par le moine rapide comme une planète. De fait, on s’est tellement habitué à la petite musique du cinéaste taïwanais qu’on sursaute vraiment lorsqu’une coupe intervient juste après la disparition du personnage hors du cadre, là où la caméra s’empiffre habituellement du vide laissé. Journey to the West est peut-être le film le plus accessible de son auteur, celui où, oui, il vient à la rencontre du public occidental habitué à d’autres vitesses. Derrière le walker, on l’a dit, Denis Lavant, qui l’imite. Et tout autour d’eux, des passants. Non pas des figurants : juste des passants. Qui s’étonnent, forcément, mais doublent du même coup le regard du spectateur dans la salle, comme si le film entier était un documentaire sur la sortie dans le monde réel du héros de ses films précédents – son Last Action Hero, si vous préférez. Le résultat est extraordinaire, et ressemble à cette séquence du premier Matrix, ou du second X-Men, dans lequel une foule se fige pour laisser avancer des personnages au milieu d’elle. Ici, c’est l’inverse : on entre dans la temporalité des gens figés, et tout autour, la foule humaine semble aussi agitée que des fourmis en plein soleil. Journey to the West, ou le bullet time étendu aux dimensions d’un film tout entier. Même les Wachowski n’osaient en rêver.

Cette sortie dans le réel a bien-sûr quelque chose du héros crépusculaire, puisque le réalisateur a promis qu’il s’arrêtait là. Le film a ainsi la saveur d’un bouquet final : l’image n’a jamais été aussi belle, les détails aussi riches, et les coïncidences aussi parfaitement offertes par le réel (le jeu des bulles dans le miroir final mériterait de disputer le César du meilleur espoir à un paquet d’acteurs). Denis Lavant est ce successeur au walker dans la lumière – celle du soleil, certes, mais le poème final souligne le symbole (peut-être un peu trop) : l’illumination est celle de l’ascète, de celui qui se retire de toutes choses. Un peu trop, là encore. On aurait pourtant bien repris un peu de Tsai Ming-liang.

 

JOURNEY TO THE WEST (Xi You, France/Taïwan, 2013), un film de Tsai Ming-liang, avec Lee Kang-sheng et Denis Lavant. Durée : 56 minutes. Sortie en France indéterminée.