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Nymphomaniac est la concrétisation d’un projet un peu fou (donc normal venant du cinéaste danois) dont la première mention, ou peut-être même l’invention, date de la conférence de presse cannoise de Melancholia. Entre deux blagues douteuses (donc normales venant du cinéaste danois), Lars Von Trier y parlait de tourner « un porno hardcore » avec les deux actrices qui l’entouraient à cette occasion. Depuis il semble que Kirsten Dunst ait dit non, et Charlotte Gainsbourg oui. Examen sous tous les angles de tout Nymphomaniac, volume 1 et volume 2, du chapitre 1 au chapitre 8 – en attendant de voir l’intégrale du volume 1 à la Berlinale 2014.
Dans Calvin et Hobbes, Calvin passe son temps à changer à l’improviste les règles des jeux qu’il vient à peine d’inventer et qui ne lui conviennent pourtant déjà plus, par lassitude ou besoin de conserver en permanence un contrôle absolu sur la situation. Quand bien même Lars Von Trier se rapproche de l’âge d’être le grand-père de Calvin, cela fait trente ans qu’il se montre pareillement incapable de tenir en place, et de garder plus de deux fois de suite la même idée directrice. Et encore, le voir arriver jusqu’à deux n’est jamais garanti – il n’a ainsi réalisé qu’un seul film (Les idiots) selon les règles du Dogme dont il était pourtant l’un des fondateurs, avant de tout de suite en enfreindre la quasi-totalité des règles pour Dancer in the dark. Il n’y a donc presque aucune surprise à le voir proposer avec Nymphomaniac quelque chose qui soit à nouveau radicalement différent de son œuvre passée, même si certains liens avec Antichrist et Melancholia subsistent – à commencer bien sûr par la présence de Charlotte Gainsbourg au premier plan.
Depuis la fameuse conférence de presse cannoise, le porno hardcore annoncé a évolué vers quelque chose de très différent, un peu à cause de la censure – la version exploitée en salles est un montage caviardé par le producteur et non le director’s cut, qui sera montré au prochain festival de Berlin – et beaucoup en raison de la durée hors normes du film : quatre heures maintenant, cinq heures et demie plus tard. Lars Von Trier n’ayant pas réalisé un « gonzo » mettant bout à bout de longues démonstrations de performances sexuelles de ses comédiens (quoique, peut-être la version longue tend-elle vers cela, qui sait), ce très long-métrage révèle posséder quantité d’autres horizons que le sexe. Qu’ils soient tous passionnants bien que tirant dans des directions si différentes les unes des autres fait de Nymphomaniac un collage irrégulier d’une foule d’idées et d’envies, que le talent et l’enthousiasme de son auteur fait tenir ensemble. C’est un improbable et incroyable film-Vishnu, doté de plus de membres que la norme, à la fois créateur et destructeur de mondes.
La cohérence de Nymphomaniac se trouve dans son incohérence, pour parler comme les personnages de Lars Von Trier – la sentence « Chaos reigns » dans Antichrist, ou ici dans la seconde partie la phrase de Seligman (Stellan Skarsgård) à l’héroïne Joe dont il recueille les confessions, « We can agree to disagree ». L’éclatement du récit en fragments hétéroclites se ressent surtout dans le premier volet de Nymphomaniac, où chaque passage d’un chapitre au suivant s’accompagne d’une rupture nette dans le ton choisi, l’objectif visé, les moyens employés. Le sexe est le point fixe de départ d’une expédition menée tous azimuts, vers l’adolescence, la famille, la mort, l’amour. Cette approche aventureuse s’impose aussi à la forme du film, pénétrée d’une gourmandise rappelant celle de Kill Bill : un chapitre dans un format d’image différent, un autre en noir et blanc, un troisième en split screen… Lars Von Trier déconstruit le monde à tous les niveaux, en surface comme dans ses fondations. Nymphomaniac est perméable à quantité de choses qui ébranlent notre suspension d’incrédulité – l’humour potache, l’affichage de l’artifice (l’appartement de Seligman, décor presque aussi théâtral que ceux de Dogville), l’autocitation (la scène du Dogme des filles). Et il se détourne d’un traitement charnel du sexe, cherchant constamment à lui substituer des liens intellectuels avec les structures mathématiques, la composition musicale. Nymphomaniac tire vers le puzzle analytique, avec quelque chose de cubiste : effacer le monde sensible, révéler une autre conception plus abstraite et plus profonde.
Après l’analyse, vient le temps de la synthèse. Nymphomaniac vol. 2 est plus d’un seul bloc, tout entier tendu vers l’accomplissement de la personnalité de Joe et, ce faisant, vers l’affirmation du propos du film tout entier. Au niveau de la connexion entre Von Trier et Tarantino, on passe en quelque sorte de Kill Bill, à Django unchained ; dans ce dernier comme dans Nymphomaniac vol. 2, un équilibre presque parfait s’établit entre le sous-texte sérieux, réfléchi, et le pur plaisir de la fiction et de tous ses possibles. La force du message et l’envie de cinéma coexistent, dans une égale grandeur. La pop culture est en effet toujours bien présente, prête à prendre ses quartiers sur l’écran. Telle scène évoque un souvenir du début d’Une journée en enfer (en pleine rue un blanc provoque une interaction avec un groupe de noirs pouvant être comprise comme une pure provocation) ; telle autre un de Fight club (quand Joe patiente devant une porte malgré les vexations, comme les aspirants combattants de Tyler Durden) ; et une autre encore rappelle La vie d’Adèle (la scène de séduction dans un parc baigné de lumière, entre une adolescente et une femme plus âgée et expérimentée).
Autour de ces jaillissements, la narration fait également la part belle aux techniques de feuilleton les plus triviales, donc les plus réjouissantes. Il suffit d’un raccord de montage, comme auparavant d’une page tournée dans un livre ou un magazine, pour que soudain surviennent rencontres – après Uma Thurman et Christian Slater dans le volume 1 vient le tour de Willem Dafoe, et surtout Jamie Bell – et péripéties hautement surprenantes. Elles s’empilent dans un geste de griserie sans fin, et avec elles les changements de genre, les accès d’humour (la séquence de triolisme est à pleurer de rire), les digressions de Seligman ou de Joe qui viennent interrompre le récit de cette dernière tout en l’enrichissant. Cependant derrière ce feu d’artifice les choses se stabilisent, à l’image de la mise en scène qui abandonne les expérimentations à tout-va de la première partie pour se focaliser sur la note centrale donnée par Von Trier à l’allure de Nymphomaniac : une froideur clinique, désensibilisée. Celle-ci s’exprime par le plan (la sécheresse des cadrages et du montage) autant que dans le plan, où la pénombre règne en maître et où les rares couleurs qui lui échappent se voient circonscrites à un camaïeu de beiges mornes et de bleus métalliques.
Nymphomaniac est une toile que la vie ne parvient quasiment plus à atteindre, comme le mur en face des fenêtres de Seligman est à peine touché par les rayons du soleil ; comme Seligman lui-même et Joe ne ressentent aucun émoi à l’évocation des aventures passées de la seconde. Cette « dé-érotisation » d’un matériau érotique lève le voile sur la nature profonde du film. La nymphomanie n’en a jamais été le sujet en soi. Elle représente une voie d’accès vers une parabole sur la condition féminine. Avoir un clitoris, un point G et un esprit sexuel en parfait état de marche fait de Joe une cible encore plus évidente pour la brutalité des hommes, sous toutes ses formes : physique ou moralisatrice, dans les rapports individuels ou diffuse au sein du patriarcat hégémonique qui fait des femmes des employées dociles ou bien des malades, qu’il faut alors rééduquer ou bannir. La quête d’émancipation de Joe l’élève au rang de figure christique des femmes – quand Von Trier se découvre une âme féministe, il ne fait pas les choses à moitié. Ni dans la finesse, mais avec une puissance d’écriture formidable. Par son fait, à plusieurs reprises les différents degrés de lecture du récit convergent en un même point. À la césure entre les deux parties, c’est la fin de l’enregistrement de Bach qui coïncide avec la disparition des sensations physiques de Joe, et signe le commencement de sa traversée du désert. Laquelle s’achève au cours du volume 2 dans un orgasme libérateur, sadomasochiste, reçu à un moment tel que le blasphème devient génial.
NYMPHOMANIAC, VOLUMES 1 & 2 (Danemark, 2013), un film de Lars Von Trier, avec Charlotte Gainsbourg, Stacy Martin, Shia LaBeouf, Stellan Skarsgård… Durée : 110 min et 124 min. Sortie en France les 1er et 29 janvier 2014.