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Dans le récit de La dernière séance, un monde se meurt. Dans sa mise en scène, un nouveau cinéma s’affirme. La rencontre de ces deux mouvements donne un film d’une grande beauté, repris à Belfort 2013.
La dernière séance (The Last Picture Show en version originale) est le premier véritable long-métrage de Peter Bogdanovich, après deux piges chez l’inénarrable Roger Corman – La cible et Voyage to the planet of prehistoric women, remontage d’un « film » américain lui-même reconstitué à partir d’un film russe (ça ne s’invente pas). À la manière des auteurs de la Nouvelle Vague, qu’il prenait comme modèles, le critique et aspirant cinéaste Bogdanovich donne à son coup d’essai – et à l’arrivée coup de maître – valeur de manifeste. Comme eux il traite dans La dernière séance de la jeunesse, dont il n’est alors pas encore très éloigné à trente-et-un ans. Et il applique à l’observation de cette classe d’âge dans un passé récent (les années 50) la triple libération du cinéma des années 70 : libération sexuelle, esthétique, et cinéphile. Cette dernière est présente dès le titre du film, référence à la fermeture de la salle de cinéma de la petite ville d’Anarene, Texas où se déroule l’action. L’ultime projection assurée par le cinéma a droit à une scène rien que pour elle, scène que Bogdanovich teinte d’une atmosphère de recueillement presque solennel. Le film dans le film projeté à cette occasion est La rivière rouge, et c’est tout un symbole ; à travers le cinéma classique de John Wayne, c’est la vieille Amérique qui meurt à petit feu au cours des fifties. La fin inéluctable de ce monde menace d’emporter par le fond tous ses occupants, y compris la jeunesse qui a pourtant la charge d’assurer sa perpétuation et son évolution.
Parmi la galerie de personnages de La dernière séance, ceux qui se trouvent au seuil de l’âge adulte (essentiellement le trio Sonny / Timothy Bottoms, Duane / Jeff Bridges, Jacy / Cybill Sheperd) voient déjà se dresser devant eux la toile d’araignée, faite de désillusions et de trahisons, dans laquelle la génération d’avant est engluée sans plus aucun espoir d’en réchapper. Dans tous les domaines de l’existence, affectif, professionnel, familial, toutes les pistes finissent en impasses. C’est là le cruel dénominateur commun entre l’ensemble des habitants d’Anarene, qui forment une mosaïque foisonnante de caractères et de niveaux sociaux. Bogdanovich réussit là ce qui est habituellement considéré comme impossible – reproduire dans un film de deux heures la richesse humaine dont est capable la littérature quand elle prend pour sujet une telle collectivité. La chronique sentimentale et sociale tissée par le récit de La dernière séance, pour amère qu’elle soit, bouleverse profondément par la finesse d’observation qui s’y déploie. Sur l’écran, la vie est un poison lent qui dessèche et tue ; mais ce mal-être est filmé avec une délicatesse et une élégance magnifiques, y compris lorsqu’il est question de choses complexes ou charnelles. C’est là qu’interviennent les deux autres formes d’émancipation évoquées au début de ce texte, relatives à la sexualité des personnages et à la plastique de la mise en scène. Bogdanovich a tourné La dernière séance en noir et blanc, alors que la couleur s’était définitivement démocratisée dans le cinéma. Son dessein en faisant cela est artistique : il touche à la beauté du geste autant qu’à sa portée.
D’un raffinement superbe dans ses nuances et ses détails, ce noir et blanc composé par le grand chef opérateur hollywoodien Robert Surtees (qui savait tout faire et a tout fait, des Ensorcelés à Ben-Hur et du Lauréat à L’arnaque) enracine le film dans une atmosphère cafardeuse, qui est l’écrin parfait pour le récit et les sentiments qu’il s’agit de transmettre. Des sentiments qui sont invariablement déçus, bafoués, flétris. L’amour est une chimère, le mariage comme son préliminaire les fiançailles des prisons, l’accomplissement de soi dans son travail un mirage. Reste, à moitié en désespoir de cause et à moitié par l’effet de pulsions souveraines, le contact humain sous sa forme la plus pure – le sexe. Il est omniprésent dans la vie de tous, qui y cherchent un moyen d’échapper à leur quotidien dévoré par l’ennui et l’impuissance. Toutes les expériences méritent d’être tentées, au cas où elles ouvriraient une issue salvatrice, un bol d’air ; et elles peuvent toutes être filmées sans détour, puisqu’à l’époque de La dernière séance il est dorénavant possible de montrer à l’écran les corps nus et leurs ébats. Bogdanovich excelle dans cet exercice. Son regard sur le sexe est à la fois tendre (sans lubricité ni jugement moral outré, mais en complète empathie avec ses personnages, pour nous faire percevoir le besoin qu’ils ont de ces moments d’intimité physique) et triste – non pas car le sexe est triste, mais parce qu’il n’est pas en mesure d’apporter aux êtres ce qu’ils recherchent désespérément. Il ne peut donner que des instants meilleurs, pas une vie meilleure.
LA DERNIÈRE SÉANCE (The Last Picture Show, Etats-Unis, 1971), un film de Peter Bogdanovich, avec Timothy Bottoms, Jeff Bridges, Cybill Shepherd . Durée : 118 minutes. Ressorti en France le 11 décembre 2013.