Envoyé spécial à… Busan 2013
Les yeux rivés à l’écran et l’accréd autour du cou, un regard unique sur le premier festival d’Asie…
Le festival de Busan, en Corée du Sud chaque début octobre, reste le premier festival d’Asie, même si peu de films n’ont frappé les esprits lors de cette 18ème édition. L’événement marquant du festival était peut-être cette année la visite de Quentin Tarantino, venu rencontrer son pote Bong Joon-ho en ses terres. C’est que Bong Joon-ho, auréolé du succès de Snowpiercer, est désormais une star qui tutoie les grands d’Hollywood. De fait, leur rencontre qui prit la forme d’un talk-show décontracté a fait saliver les cinéphiles pendant tout le festival… puisqu’elle était programmée le dernier jour.
Du côté des films, Busan ne décroche que rarement des Premières mondiales majeures. Le film d’Ouverture était Vara du réalisateur du Bouthan Khyentse Norbu, auteur du petit phénomène La coupe en 1999 et disparu des radars depuis 10 ans. Le film a tellement buzzé que, passé ce premier soir, personne n’en a plus parlé jusqu’à la fin du festival… Pas plus de buzz entre festivaliers à l’heure des cocktails du soir sur les films coréens locaux. Mais les nouvelles ne sont pas mauvaises. On constate juste, ici comme ailleurs, une certaine uniformisation, une tendance au produit calibré à plus ou moins forte résonance artistique et à une primauté du « pitch » sur la mise en scène.
Dans cette constatation générale surgissent heureusement des exceptions, et parmi elles, Han Gong Ju, de Lee Sun-Jin, qui s’est fait remarquer pour son sujet et ses grands moments d’inspiration. En Compétition à Marrakech par la suite, il y a remporté le premier prix (l’Etoile d’Or), ce qui confirme l’importance du film. Il représente en effet assez idéalement le jeune cinéma coréen d’aujourd’hui. Han Gong Ju raconte une histoire inspirée de faits réels, des cas que les films coréens racontent de plus en plus, comme une expiation : ici, le viol collectif dont sont victimes deux lycéennes. L’une se suicide, l’autre, notre héroïne prénommée Han Gong Ju, fait profil bas et essaie d’y survivre. Une élève remarque qui entend par hasard son joli timbre de voix lui propose d’intégrer la chorale du lycée. Han Gong Ju fait alors face à ce qu’elle craint le plus : être mise en avant, devenir amie avec une camarade et s’ouvrir à elle. Il faut de la trempe pour tenir une histoire aussi casse-gueule, et c’est là où le film marque, parce que le réalisateur ose et réussit presque tout ce qu’il entreprend. Il triture la narration pour que l’on ne sache plus si on est dans le passé ou le présent, pour qu’à chaque fois le spectateur se demande si les expressions de l’actrice traduisent de la joie ou de la tristesse. Avec ce dispositif, tout est lu sur le visage de Han Gong Ju, et c’est peut dire qu’elle parle peu. L’actrice, totale inconnue jusqu’alors, porte son rôle avec force et subtilité. Elle n’a rien d’une beauté fade, comme nombre de ses congénères des teenages movies asiatiques. Le film fait parfois penser au beau Mysterious Skin (Gregg Araki, 2005), qui recelait de trésors de narration pour raconter l’irracontable. Or, il s’agit là d’un tout premier film, réalisé de façon très indépendante par un écrivain, alors on salue d’autant plus la prouesse.
Le Grand Prix du documentaire coréen, Non Fiction Diary, de Yoonsuk Jung, fut également très remarqué. Le documentaire coréen est souvent grevé par trois défauts : un manque d’ambition formelle qui ne le hisse pas à un niveau international, un message politique à seule destination des coréens et un abus du « moi-je » ou d’états d’âmes personnels. Un ensemble qui aboutit souvent à des films-tracts sans grande ampleur. Non Fiction Diary est à l’inverse de toutes ces tendances. S’il reste centré sur des problématiques coréennes, faisant une sorte de panorama global de la société du début des années 90, il ne relate pas moins des faits que la plupart des coréens ne connaissent pas et qui sidèreront n’importe quel spectateur étranger. Le film commence par évoquer une « affaire de malade », au sens propre : celle d’un gang de provinciaux dégénérés qui avait kidnappé, puis brûlé et enfin manger de jeunes coréens de la ville. A leur capture, leur discours haineux anti-riches et absence totale de remords avaient révulsé la société coréenne ; ils fascinent aujourd’hui. Puis, suivant le fil du policier qui avait découvert l’affaire, le film rappelle qu’un building de centre commercial type Samaritaine s’était écroulé à la même période à Séoul, faisant des centaines de victimes. Yoonsuk Jung traite aussi de la religion, perçue comme une gangrène pour la société d’alors. Le rapport entre ces évènements et informations – grosso modo une société qui verse dans le chaos – est ardu à saisir, et le film perd assurément des spectateurs en route. Seulement l’ambition narrative est impressionnante, tout comme l’effort rare sur la forme, le rythme, jusqu’à la musique. Le réalisateur vient des beaux-arts et c’est en cela qu’il se démarque de ses compères documentaristes, plus portés sur la politique que sur l’art.
Autre film coréen très discuté, The Fake, deuxième film de Yeun Sang-ho, réalisateur de The King of Pigs, qui avait été présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2012. Les deux sont des films d’animation aux récits très réalistes, désespérés, mettant à nu la noirceur humaine. The King of Pigs parlait du système scolaire, alors que The Fake s’intéresse à la façon dont le prosélytisme religieux peut embobiner de pauvres campagnards. Le scénario et surtout son message sont louables, seulement il faut supporter les parti-pris du film : les personnages sont soit des ordures soit de gentils idiots, et chacun finit par se lamenter, vociférer ou massacrer son prochain, ce qui est très lourd et l’aspect archétypal est de plus souligné par le style d’animation de Yeun Sang-ho, visuellement inintéressant qui plus est. Les visages sont grimaçants, les poses hiératiques, les fonds grossièrement chargés. Le film a certes peu de moyens pour rendre l’animation fluide, mais il me semble aussi avoir un horizon esthétique limité, à comparer avec les splendeurs accomplis par exemple par Isao Takahata, quand lui aussi s’attèle à des sujets réalistes. Yeun Sang-ho reste un réalisateur dont on peut saluer la démarche, même si le résultat nous laisse totalement froid.
Intruders, en revanche, a mis tout le monde d’accord… mais sur un mode mineur, parce qu’il est simplement fun et très malin. C’est le deuxième film de Young-seok Noh, auteur du petit hit fauché Daytime Drinking en 2008, qui racontait comment un pauvre gars perdu en campagne tombait dans un traquenard après quelques verres. Intruders reprend la même idée – c’est d’ailleurs un souci s’il nous refait le coup au troisième film – mais ça marche à nouveau, cette fois-ci parce que le traquenard prend beaucoup de temps à se mettre en place et se meut en un délire kafkaïen.
L’autre coréen qui a fait parler de lui est Pascha, parce qu’il a remporté ex æquo le prix New Currents de la Compétition de premiers films mais aussi parce qu’il raconte l’amour entre un jeune homme et une femme de 40 ans. Seulement, s’il était annoncé comme sulfureux – mais qu’est-ce qui impressionne encore aujourd’hui en terme de scènes osées ? – il faut reconnaitre que ce type d’histoire a déjà souvent été racontée traité dans le cinéma coréen, ainsi avec Green Chair de Park Chul-soo ou Une femme Coréenne d’Im Sang-soo. Ensuite le mode de narration, composé par des plans fixes, aussi mous qu’ils sont étirés, est la tarte à la crème de 63% des « films d’auteurs de festival » (oui, on a compté), taux qui monte exactement à 86% dans le cas des films asiatiques. C’est le genre de film à propos desquels les programmateurs vieux-jeu les plus incultes s’exclameront « Que c’est audacieux ! » ou « Que c’est courageux ! », quand la majorité du public dira juste « Que c’est ch… ». Et le journaliste, en cela privilégié, de se passer le film en accéléré en vidéo puis l’arrêter au bout d’une heure.
Toutefois, dans le poncif du film asiatique, il y pire, le « film écrit et produit par Kim Ki-duk mais réalisé par un assistant de Kim Ki-duk ». On en trouve au moins un par festival, celui-ci s’appelle Godsend. Sachant que Kim Ki-duk ne séduit déjà pas tout le monde quand il est scénariste et producteur pour lui même, il semble carrément donner ses fonds de tiroir quand il officie pour d’autres. Et un mauvais projet de Kim Ki-duk réalisé par un gars qui n’a pas même sa force visuelle, comment dire… disons que ça ne peut exister qu’en Corée. Normalement, un tel film ne passerait pas le stade de la production, le scénario finirait à la poubelle. Vraiment, il faut arrêter de donner carte blanche à Kim Ki-duk, quelle que soit la sympathie qu’il inspire, lui qui vaut mieux que certains de ses films. Plus que jamais véritable star, se pavanant de festival en festival depuis son Lion d’or à Venise 2012 pour Pieta, et sa curieuse nouvelle boucherie Moebius cette année, Kim est partout. Les festivals coréens ne lui refusent plus rien. Résultat : on se doit de regarder, effaré, de malheureux acteurs qui se débattent avec des situations ahurissantes, des dialogues indicibles, le tout dans un bazar narratif inouï, ficelé comme un mauvais téléfilm local.
Autre grief, à l’inverse dans la production coréenne actuelle, l’abondance de films bien emballés mais qui manquent de dimension artistique digne de ce nom. C’est notamment le cas de ce film de la section New Currents, Steel Cold Winter, un produit « bien fini » comme on dit, avec ses couches de peinture bien réparties, parfaitement dosées entre romance, horreur, etc.. A regret, car cet amour d’un lycéen timide pour sa camarade vraiment très mystérieuse distille une ambiance vénéneuse, grâce à ses excellents acteurs et à quelques saillies inspirées. Pour entretenir son ambiance trouble, le réalisateur se sert d’un abattoir de porcs, avec des images de chair ensevelie qui deviennent très abstraites à travers sa caméra. Trop de lissage aussi dans Guardian, pourtant une ingénieuse histoire de kidnapping par un jeune réalisateur sorti de l’écurie KAFA, sorte de FEMIS coréenne. Il filme son scénario avec une application de bon élève mais sans aucune idée de mise en scène.
On lui préfère 10 minutes de Lee Yong-seung,qui fonctionne sur un mode de narration ardu, anti-sexy au possible. Le film distille une sécheresse de ton et des noirs entre chaque séquence qui laissent le sens infuser un moment. C’est une implacable description des relations d’entreprise en Corée, quelque chose comme Stupeurs et Tremblements avec, dans le rôle de Sylvie Testud/Amélie Nothomb, un jeune coréen qui lui ne pourrait même pas prétexter son origine étrangère pour ne rien comprendre aux règles de sa société. L’entreprise en question est absurde par nature, et le film en rend parfaitement compte. Le titre fait écho à sa conclusion, pendant lesquelles le jeune homme a 10 minutes pour prendre une décision cruciale…
D’autres films locaux projetés ne l’étaient clairement qu’en guise d’Avant-premières, pour mettre en valeur des réalisateurs qui ne sont autre que des acteurs stars. En l’occurrence, ils se sont amusés à confectionner de petites comédies populaires ne valant pas plus que des dramas : Top Star de Park Joong-hoon (La trace du serpent) et Fasten Your Seatbelts de Ha Jong-woo (The Chaser, The Murderer). C’est peu dire qu’ils n’ont pas le cran ni le talent de leur confrère You Ji-tae (acteur de Oldboy ou La femme est l’avenir de l’homme), qui s’était fait remarqué avec Mai Ratima, primé au dernier festival de Deauville. Le festival présentait par ailleurs une myriade d’autres films asiatiques, soit déjà vus ailleurs, soit signés par de petits auteurs indépendants courageux. La section New Currents permet souvent de faire un premier tri, et cette année, le prix New Currents ex-aequo est effectivement un beau film, venu de Mongolie, Remote Control. Son scénario très construit suit un jeune ado qui fait le lien entre la ville et la campagne, spectateur de la vie urbaine, personnage miroir du réalisateur. Une magnifique image et une musique soignée rendent le film très accessible, sans qu’il ne devienne jamais fade pour autant. C’est un premier film mais le réalisateur a plus de 50 ans, comme quoi le « jeune » cinéma recouvre une infinie variété.
Une sélection honorable donc mais, ce qu’il y a de bien avec le festival de Busan, c’est qu’on se souvient autant des films que de certaines fêtes, indispensables pour saisir l’esprit chaleureux (et pour le moins éthylique) qui infuse tant de films coréens. Ainsi les plans s’avèrent bien plus « à la bonne franquette » qu’à Cannes par exemple. Ainsi les invités du festival, pour peu qu’ils soient juste au courant, mangeant et buvant dans un immense restau sans avoir à payer la note, jusqu’à ce que mort s’ensuive et le matin arrive. A l’inverse, des tentatives de fêtes soi disant hype – c’est certain, les Coréens ne sont pas les meilleurs pour faire danser par exemple – pour finalement partir en virée avec quelques invités dans des bouis-bouis. En journée, il est toujours aussi réjouissant de voir le public abondant, jeune et cinéphile, qui rend le festival si énergique et fait oublier que la manifestation se déroule dans une immense zone en perpétuelle construction, aussi sympathique que le centre commercial de La Defense. Et puis cette année, un événement est venu pimenter le séjour. Le temps au festival de Busan est usuellement radieux, même s’il existe toujours une possibilité de tempête tropicale. L’une d’elle a frappé fort la station balnéaire et paralysé certaines festivaliers quelques heures tant il était périlleux d’affronter les rafales et les trombes d’eau. Au final, plus de rires que de mal, et les seules vraies victimes furent les parapluies qui jonchaient le sol au petit matin, démembrés, explosés, pas un seul ne pouvant supporter la violence du vent. Depuis, d’autres typhons nous ont rappelé que cette soirée à Busan, que l’on pensait apocalyptique, ce n’était que du cinéma.
Le 18e Festival de Busan s’est déroulé du 3 au 12 octobre 2013.