EL MUDO de Daniel et Diego Vega

Pendant qu’un juge veut savoir si la balle de revolver qui l’a touché à la gorge et lui a fait perdre la voix lui était vraiment destinée, les femmes de sa vie l’évincent discrètement, mais sûrement : réalisé par les deux frères péruviens Daniel et Diego Vega, El mudo est malicieux et diabolique dans sa manière de réduire un père et mari au statut de figurant au sein de sa propre famille.

Dans le neuvième épisode de la saison 13 des Simpson, intitulé Austère Homer (Jaws Wired Shut en VO), Homer Simpson se retrouve avec la mâchoire brisée. Il faut lui bloquer avec un appareil l’empêchant de manger et surtout de parler. Pour la première fois de sa vie, Homer est forcé d’écouter ceux qui l’entourent, à la grande joie de Marge et de Lisa, lassées par l’égoïsme de leur époux et père. La première va même jusqu’à l’exhiber dans un talk-show féminin, toute fière de faire des envieuses parmi celles qui n’ont pas de maris aussi bien dressés à se taire et à écouter… El mudo repose peu ou prou sur le même postulat. Au volant de sa voiture, Constantino, un juge, prend une balle de revolver en pleine gorge. Cette blessure le laisse littéralement sans voix, comme Homer dans l’épisode décrit des Simpson. Même cause, même conséquence. La parole du juge valait jusqu’ici pour décision ferme et définitive. La première scène le prouvait, lorsqu’il éconduisait une femme – ce n’est pas un hasard – sans hausser le ton, et restait de marbre malgré les insultes de son interlocutrice. Désormais privé de son pouvoir oral, l’acteur devient figurant, spectateur des actions d’autrui plutôt qu’instigateur ou même complice. Et qui est « autrui » ? Principalement sa femme et sa fille adolescente.

le spectateur d’El mudo ne pourra s’empêcher, en quittant la salle, de vérifier entre ses jambes que tout est encore en place.

A l’image d’Homer, Constantino a sa Marge et sa Lisa finalement pas mécontentes, non seulement d’avoir systématiquement le dernier mot par la force des choses, mais de bénéficier en plus de son attention. Ou d’avoir le sentiment de bénéficier d’un regain d’attention, car l’homme de la maison pense à autre chose, à cette balle qui l’a touché et dont il ne sait si elle était perdue ou si elle le visait. C’est important pour lui, pas pour nous. Son véritable malheur a une autre origine : cette petite statuette faite maison donnée par la femme de la première scène. Offrande, tentative de corruption ou d’attendrissement, et surtout talisman, l’objet agit probablement comme un mauvais charme sur Constantino, plus sûrement comme un révélateur. La différence majeur entre la mésaventure d’Homer Simpson et celle du héros d’El mudo est là : dans le premier cas, il s’opère un rééquilibrage des rapports homme-femme ; dans le second, le déséquilibre devient terrible parce qu’avantage semblait déjà donnée à la gente féminine. Constantino n’a peut-être pas perdu ses cojones en même temps que sa voix : la perte de sa voix rend évident le fait qu’il n’en a jamais vraiment eues. Le cordon enserrant sa trachéotomie n’est rien d’autre qu’une laisse pendant à son cou.

EL MUDO de Daniel et Diego VegaUne fois cet homme devenu muet, le barrage retenant les oestrogènes saute. La poitrine de son épouse se dénude légèrement plus à chaque passage sous la douche ; une douche vénitienne qui est un enjeu territorial, d’abord occupé par lui, attendant toujours qu’elle le rejoigne, avant d’en être progressivement évincé. Son ventre s’arrondit, puisqu’elle est enceinte et si c’est un garçon, Constantino souhaiterait qu’il porte son nom, comme s’il avait déjà renoncé à s’imposer et attendait la venue de son successeur, un double, neuf et fort. Du côté de la fille, aux revendications sentimentales (fréquenter le garçon qu’elle veut) s’ajoutent les vœux scolaires. L’adolescente ne veut pas faire du droit et marcher dans les pas de son père. Elle finit par le dire à ce dernier, sans précaution, allant jusqu’à le faire geindre et le prendre dans ses bras à la manière d’une mère consolant son petit enfant.

Dans Les Simpson, Marge fait parader son Homer muet à la télévision. Dans El mudo, le pauvre Constantino se doit de faire acte de présence lors d’une grande fête de famille. Les deux femmes de sa vie ressemblent à deux sœurs. Il ne peut les contempler qu’à distance, au milieu des autres convives, en compagnon et géniteur évincé. La vision devrait être terrifiante pour tout homme, suppose-t-on. Le refuge de Constantino est désespérant, puisque c’est la chambre de ses parents, où trône le portrait d’une défunte mère qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Avec Les Simpson, les spectateurs masculins pouvaient se consoler en constatant que Marge s’ennuyait trop aux côtés du sage Homer pour ne pas en avoir assez de la situation. Ici, les femmes en sont tellement heureuses que le spectateur d’El mudo ne pourra s’empêcher, en quittant la salle, de vérifier entre ses jambes que tout est encore en place.

 

EL MUDO (Pérou, Mexique, France, 2013), un film de Daniel et Diego Vega, avec Fernando Bacilio, Lidia Rodriguez, Norka Ramirez, Juan Luis Maldonado. Durée : 86 minutes. Sortie en France indéterminée.

 

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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