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Adèle et Cloud Atlas, Adèle et le sexe, Adèle et le monde (qui s’intéresse au paraître quand son désir n’est que d’être) : La vie d’Adèle est une source de réflexions qui ne se tarit pas.
Comme Cloud Atlas, autre chef d’œuvre de cette année 2013, La vie d’Adèle repose fortement sur l’une des briques essentielles du cinéma, levier par lequel cet art peut traiter le monde : le raccord entre deux scènes. Les deux films en font un usage fou, qui défie les convenances, renverse les barrières, et aboutit à la constitution au sein de l’œuvre d’un système d’échos extraordinaire, total. Celui de Cloud Atlas englobe toute l’humanité, par-delà les époques et les populations. Celui de La vie d’Adèle dirige son expansion vers l’intérieur plutôt que l’extérieur d’un être humain, et l’embrasse dans tout ce qu’elle est, son existence physique (le sexe, la nourriture, les pleurs) comme son essence émotionnelle (l’amour, la vocation, la construction de son identité). En particulier, c’est par sa manière si franche de les raccorder au reste de son film qu’Abdellatif Kechiche rend les scènes de sexe tellement puissantes. On fait l’amour, on baise, et l’instant d’avant ou d’après on est dans la vie publique, à l’école, au travail, à table avec ses parents. La déconnexion du sexe vis-à-vis du réel n’est pas de mise ici, à rebours de la norme orchestrée dans les films « normaux », non-pornographiques, aussi bien que pornographiques. Au sein des premiers la dissimulation du sexe le repousse en marge du réel, quand chez les seconds c’est l’inverse qui est visé, par une ritualisation du sexe qui va jusqu’à annuler la présence du monde extérieur. Dans tous les cas, l’un des états, existence sexuelle ou existence publique, doit s’imposer à l’autre, le museler. Alors que chaque raccord de La vie d’Adèle entre une scène de sexe et une scène en société est un superbe et précieux signe égal entre les deux composantes, réunies plutôt qu’opposées.
Dans ce domaine et tous les autres, Adèle donne autant qu’elle prend. Ce qui fait d’elle ni une ogresse, ni une victime, mais une âme profondément juste. Elle jouit et fait jouir, mange et donne à manger (d’énormes plats de pâtes), s’est enrichie intellectuellement grâce à l’école et trouve tout naturel de contribuer en retour à l’éducation d’autrui en devenant institutrice. Mais être juste la rend très vulnérable aux, et blessée par, les injustices de tous ceux et celles qui contrairement à elle font passer le paraître avant l’être. La part sombre de La vie d’Adèle est cette succession de déceptions aiguës que la jeune femme doit endurer, sous la forme de procès d’intention qui lui tombent dessus avant même d’avoir commis la soi-disant faute dont on l’accuse (avoir couché, être lesbienne), ou bien en ayant autant de raisons de se sentir meurtrie que condamnable – la même Emma qui rompt avec elle, pour avoir été trompée, la délaissait sentimentalement, tactilement, sexuellement depuis on ne sait combien de temps et avec une froideur violente. Dans tous les cas c’est le reproche de l’image donnée de soi au monde qui est adressé à Adèle : « traînée », « gouinasse » pour le sexe, mais aussi sur un autre plan le préjugé d’une non-reconnaissance sociale du métier d’enseignant, tacitement énoncé dans la remarque « tu peux faire mieux ». Ce souci du regard des autres et de leurs interprétations, Adèle ne l’a pas, ne le comprend pas. Alors elle en encaisse les déflagrations, elle en souffre durement – puis elle raye de sa vie ceux qui la font ainsi souffrir. La rupture est évidemment plus ou moins aisée (ses fausses amies du lycée disparaissent bien vite, son amour passionnel pour Emma rend les choses autrement plus douloureuses), mais finit toujours par être consommée. Le moteur d’Adèle reprend le dessus : ce double mouvement d’appétit et de générosité, traduction d’un désir incessant et conquérant de jouir de la vie. Il emplit l’héroïne et son film d’un optimisme sans cesse déçu, voire brisé par les autres, mais invincible. Et qui l’accompagnera sans faille dans tous les autres chapitres de sa vie.