THE ZERO THEOREM ou l’impossibilité d’être et d’avoir été pour Terry Gilliam

Dans un futur où la superficialité est reine, un employé névrosé se met en quête du sens de la vie à l’aide d’un programme informatique, et tombe amoureux d’une call-girl. The Zero Theorem, énième autoportrait du réalisateur en déphasé, illustre malgré lui la fracture numérique au cinéma.

 

Terry Gilliam ne sait pas ce qu’il veut. A la fois le budget et le casting d’un réalisateur de première catégorie, et la liberté créative d’un réalisateur fou dans son garage. Son univers demande des effets spéciaux et, en même temps, poussière, chaos, et marionnettes – tout ce qu’abhorrent les ordinateurs. Michel Gondry souffre exactement du même symptôme et, se refusant à céder aux sirènes du numérique, tente de compenser en saturant son Ecume des Jours de trucages mécaniques. Résultat : le spectateur sature aussi.

Lorsque Terry Gilliam revient de sa traversée de La Mancha, en 2005, avec Les Frères Grimm, il se jette à l’eau et tâte pour de bon de l’image de synthèse. Apparaît alors une nouvelle faille dans son cinéma fêlé : la fracture numérique, phénomène générationnel séparant, en gros, ceux qui savent se servir d’internet de ceux qui s’y montrent réticents. Lors du finale des Frères Grimm, l’explosion de Monica Bellucci en tessons de verre semblait sortie d’un autre film, ne se mariait pas aux trucages à la Gilliam. Aussitôt après, Tideland était une manière d’en revenir au bazar salvateur des premières réussites, un peu comme Spielberg tourna le terreux War Horse pour s’excuser d’avoir fait Tintin le tout lisse. Raté, encore : Tideland est l’un des films les plus épuisants qui nous aient été donnés de voir – tout en étant le plus réussi des quatre Gilliam nouvelle période. L’imaginarium du Docteur Parnassus est le capharnaüm que l’on sait, grevé par le décès d’Heath Ledger et des effets spéciaux indignes de sa date de sortie (2009). En soi, rater ses effets spéciaux, ce n’est pas grave et ça arrive aux meilleurs. Chez Gilliam, la chose est cependant très révélatrice : l’homme est tout simplement resté du côté « vieux » de la fracture numérique, que Scorsese, Spielberg, Lucas et d’autres se sont donné la peine de franchir, parfois à reculons (cf.Tintin, encore). Le résultat de cela, c’est ce Zero Theorem projeté à Venise, dont l’histoire n’est autre que celle d’un homme (Christopher Waltz, sosie du Jonathan Pryce de Brazil) qui n’arrive pas à se servir de son ordinateur.

On avait depuis le début l’impression que Gilliam venait de découvrir Minority Report et Matrix Revolutions, mais le voilà qui se lance dans une sorte de remake du Shame de Steve McQueen

 

THE ZERO THEOREM de Terry Gilliam Qohen Leth, le héros, ressemble beaucoup à Gilliam, ne serait-ce que parce que sa quête est de prouver que l’existence n’a aucun sens – venant de l’homme à qui tous les malheurs du monde sont arrivés dès qu’il a tenté de réaliser un film, cela n’a rien de très surprenant. Leth incarne surtout Gilliam en vieil homme dépassé par sa société, représentée dans le film de manière à transmettre une poignée de phobies et d’incompréhensions vis-à-vis d’une jeunesse qui porte des écouteurs d’iPod à longueur de journée (les danseuses à la fête, poupées intouchables) et parle le langage html mieux que l’anglais (le cliché du jeune adolescent capable de débloquer un ordinateur en deux temps trois mouvements). Là où le film devient franchement étrange, c’est dans la relation du héros au personnage de Mélanie Thierry, sorte d’adorable étudiante jeune et jolie qui se prostitue sans la langue – dans le futur on ne fera plus l’amour avec le sexe, c’est bien connu.

Gag : alors qu’on vient de lui offrir la possibilité de travailler sur un ordinateur depuis chez lui plutôt qu’au bureau, notre apprenti sorcier découvre derechef les joies de la pornographie on-line, et se retrouve addict en moins de temps qu’il n’en faut pour cliquer sur la culotte de sa nymphette. On avait depuis le début l’impression que Gilliam venait de découvrir Minority Report et Matrix Revolutions, mais le voilà qui se lance dans une sorte de remake du Shame de Steve McQueen, et tente l’exercice périlleux de l’ode aux relations réelles dans un monde qui ne leur veut rien que du mal.

On ne demande qu’à y croire, mais Gilliam se retrouve prisonnier de ses contradictions. Névrosé et reclus depuis le début, son héros souffre autant de l’absence de contacts avec ses semblables, que de ces contacts lorsqu’ils se réalisent ; et ce n’est pas un réalisateur aussi attaché à son propre univers qui nous fera croire qu’il est préférable d’aller à la rencontre des autres plutôt que de rester chez soi derrière un écran. L’énorme vortex numérique où plonge enfin le héros en position fœtale ressemble à une planque, aspirant le personnage qui n’attendait que de pouvoir en finir avec son propre film, et qu’on arrête de le regarder. Avec la peur du virtuel qui transpirait des acteurs numérisés dans Le Congrès d’Ari Folman – sac de nœuds narratif et visuel que Gilliam n’aurait pas renié – on tient notre diptyque des petits vieux au cinéma. Les deux réalisateurs auront sans doute beaucoup de choses à se dire sur la façon dont Internet pervertit les relations réelles, s’ils se rencontrent un jour. Evidemment, ce serait plus simple par Skype.

 

THE ZERO THEOREM (USA, 2013), un film de Terry Gilliam, avec Christoph Waltz, Mélanie Thierry, David Thewlis… Durée : 107 minutes. Sortie en France le 25 juin 2014.

 

Camille Brunel
Camille Brunel

Journaliste en attente du prochain texte. Auteur jusqu'à présent d'une centaine d'entre eux pour Independencia, Débordements et Usbek&Rica, et de trois bouquins: Vie imaginaire de Lautréamont, La Guérilla des Animaux et Le Cinéma des Animaux. Attend la suite.

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