LOVELACE de Rob Epstein et Jeffrey Friedman

L’histoire pitoyable de Linda Lovelace, l’héroïne du plus célèbre et rentable des pornos : outragée de son vivant, la star de Gorge profonde subit un dernier affront post-mortem, clouée à son statut de victime comme un Christ en croix.

Dix-sept jours seulement dans le porno, et toute une vie pour tenter de les effacer : c’est le crédo de Lovelace, et il en vaut d’autres. Le film adhère ainsi à la thèse défendue par l’intéressée dans son livre, publié plusieurs années après la sortie de Gorge profonde, celle d’une prostitution forcée devant la caméra, à cause d’un mari pervers et violent. Les faits sont connus, mais le film les tait trop longtemps pour ne pas être taxé légitimement de pervers lui aussi. Que voit-on d’abord dans Lovelace ? Une jeune ingénue quitter ses parents rigides pour un homme. Il l’épouse, l’initie aux joies de la fellation, la filme en action, et soumet la bande à des producteurs. Ses derniers la recrute aussitôt, épatés par son talent buccal, tourne Gorge profonde, le film devient un phénomène, Linda est épanouie, libérée, c’est une icône féminine de l’émancipation sexuelle, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’à ce que le film décide de rembobiner l’histoire, de nous démontrer longuement que tout cela n’était qu’un miroir aux alouettes, que sous la surface régnait le sordide : Linda battue par son mari, Linda repoussée par sa mère, Linda jetée en pâture à des violeurs, etc.

LOVELACE de Rob Epstein et Jeffrey FriedmanL’énorme problème que pose cette construction est celui, éternel, du point de vue. Sa particularité n’est pas d’être spatial – qui raconte ? – mais temporel : depuis quel endroit dans le temps nous raconte-t-on cette histoire ? Les auteurs ne semblent pas le savoir eux-mêmes. Il y a un prologue à une époque donnée, puis un récit au passé, un retour au présent mais un présent qui n’est pas celui du début, et des cartons d’une idiotie rare indiquant « 6 mois après » ou « 6 ans après », mais après quoi ?! Cette gabegie a des conséquences éthiques, forcément. Lovelace joue sciemment les amnésiques pendant trente minutes, pour mieux se régaler des coups de massue qu’il assène aux cours des soixante minutes suivantes. L’essor médiatique de Linda allait de pair avec sa décadence intime. Lovelace les sépare pourtant, afin d’avoir d’abord la grandeur, puis la décadence, et de contraindre son héroïne à suivre la trajectoire conventionnel du biopic. Si ce film était une personne, il serait l’un de ses personnages qui s’éclatent à l’hôtel parce qu’ils entendent Linda pousser des cris dans la chambre à côté ; cris qu’ils prennent pour des râles de jouissance quand nous savons qu’elle est en train d’en prendre plein la figure. Nous le savons, parce que l’histoire de la véritable Linda est connue, que le cinéma s’en est déjà emparé (le documentaire Inside Deep Throat), et qu’on doute franchement que des coups de reins, aussi prodigieux soient-ils, puissent produire un tel boucan.

L’ultime hommage qui lui est rendu, en montrant la photo de la véritable Linda Lovelace, son livre dans les bras, devient alors aussi crapuleux que d’exhiber la photo du vainqueur d’un dîner de cons

Lovelace profite de son héroïne autant que ceux qu’il prétend dénoncer. Qui sont-ils d’ailleurs ces méchants ? Linda accusait la pornographie et la mettait dans le même sac que les violences faites aux femmes, c’était son droit. Lovelace, lui, n’accuse que son gros dégueulasse de premier mari, il ne respecte pas la parole de la défunte, et c’est son droit aussi. Mais pourquoi alors laisser à Linda le mot de la fin, en reconstituant son passage télé chez Phil Donahue ? Pour la faire passer pour une idiote qui s’est trompée d’ennemi toute sa vie ? Sur ce point, Lovelace n’est pas inintéressant, à défaut d’être honnête. La laideur incroyable de Sharon Stone, interprète de la mère de Linda, ne serait pas seulement de façade. Elle n’aide pas sa fille quand elle implore son aide. Elle est la véritable méchante du film, car la seule à pouvoir la secourir, mais elle s’y refuse. Or Linda n’aura de cesse de vouloir rentrer au bercail. Elle devra pour cela épouser un homme respectable et devenir mère de famille. La pauvre fille ne voit même pas l’enfer conservateur que lui promet le film, puisqu’à ses yeux, c’est le paradis. L’ultime hommage qui lui est rendu, en montrant la photo de la véritable Linda Lovelace, son livre dans les bras, devient alors aussi crapuleux que d’exhiber la photo du vainqueur d’un dîner de cons.

Tout cela serait vaguement perturbant si on ne gardait en tête la présence de cinq secondes à l’écran de Chloë Sevigny, visiblement coupée au montage ; le bouc de Hank Hazaria ; le petit rôle de Wes Bentley – si petit qu’il n’a pas pris le temps de passer chez le coiffeur en sortant de Hunger Games – et le regard torve d’un James Franco dans le rôle de Hugh Hefner, minaudant pour se faire sucer par la star Lovelace, Loveless, la sans-amour, souillée outre-tombe par un dernier outrage cinématographique.

PS : Lovelace raconte une histoire vraie, puisqu’il fait passer son héroïne au détecteur de mensonges. Cette scène est également dans Coney Island Baby, la BD de Nine Antico construite autour de Bettie Page et Linda Lovelace. Pourquoi ceux qui la mettent en scène ne croient-ils pas Linda sur parole ?

PPS : un projet concurrent est actuellement en pré-production, Inferno : A Linda Lovelace Story de Matthew Wilder, avec Malin Akerman dans le rôle-titre, et Sasha Grey.

PPPS : le fameux passage télé de Linda Lovelace chez Phil Donahue, le vrai (extraits autour de la 40ème minute).

LOVELACE (Etats-Unis, 2012), un film de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, avec Amanda Seyfried, Peter Sarsgaard, Sharon Stone, Robert Patrick, Juno Temple, James Franco. Durée : 93 min. Sortie en France le 8 janvier 2013.