YORGOS LANTHIMOS : « ALPS est la version extrême de nos jeux de rôles quotidiens »

Le réalisateur de Canine évoque la genèse de son dernier long-métrage, le rôle de la publicité dans le financement des films grecs, son travail avec les acteurs, Holy Motors, Bruce Lee et Bresson. Et comme il n’aime visiblement pas intellectualiser son travail, il le rappelle : le meilleur service à rendre à Alps, avant d’aller le voir, c’est de ne rien chercher à en savoir.

 

Pendant longtemps, le seul réalisateur grec qui existait aux yeux de la critique était Theo Angelopoulos. Maintenant, il y a notamment Athina Rachel Tsangari (Attenberg, sorti en France en 2011), Babis Makridis (L, encore inédit dans les salles françaises, sélectionné au Festival de Bordeaux 2012) et vous. Qu’est-ce qui a changé ?

Les temps ont changé. C’est une autre génération. Nous avons fini par comprendre que nous pouvions faire des films avec de faibles moyens, peu voire pas d’argent du tout, en grande partie grâce à l’aide d’amis. Des gens de plus en plus jeunes se sont alors mis à faire des films. Le boum qu’a connu la publicité grecque, il y a dix ans, a aussi joué un rôle important. Il a permis aux nouveaux réalisateurs de faire leurs armes et de gagner de l’argent pour l’investir ensuite dans leurs propres films. A cette époque, il était possible de passer six mois à réaliser des spots publicitaires, et de gagner suffisamment pour ne pas travailler ensuite pendant un an et se consacrer à son propre film, avec ses amis. Tout le monde me parle tout le temps de la crise financière et du fait que celle-ci encourage la créativité. Je pense que son rôle est minime, et que la vraie raison du dynamisme cinématographique grec est même à l’opposé : c’est l’afflux d’argent dans la publicité qui en est en partie à l’origine.

 

Vous avez joué dans Attenberg d’Athina Rachel Tsangari, et cette dernière a produit Alps. Efthymis Filippou a coécrit Canine, votre long-métrage précédent, et Alps, mais également L de Babis Makridis. Avez-vous le sentiment de faire partie d’une équipe, d’une école, d’une famille ?

Aucun de nous ne pense faire partie de quoi que ce soit. La Grèce est un tout petit pays. Les gens qui travaillent dans le cinéma se connaissent tous. Certains d’entre eux sont amis et n’hésitent pas à s’entraider. C’est parfois le seul moyen d’arriver à faire des films, vu qu’il n’y a pas de soutiens financiers, ni de structures convenables. Nous ne constituons pas un unique et gros groupe, mais une multitude de cercles d’amis qui se soutiennent les uns les autres.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le premier point commun entre Canine et Alps, c’est le triangle : la forme d’une canine et celle d’une montagne. Qu’a-t-elle de si intéressant cette figure géométrique ?

Nous n’avons pas pensé à cette figure avant de faire le film, pas consciemment en tous cas. Nous n’avions pas de vision globale du film avant de le faire. Nous l’avons découvert au fur et à mesure, à chaque étape, lors de l’écriture, des répétitions, du tournage et du montage, puis quand nous l’avons regardé et que les spectateurs nous en ont parlé, en nous racontant ce qu’ils en avaient compris. Cette découverte ne finit jamais.

 

Quand vous imaginez un film, qu’est-ce qui vient en premier ? Une image, comme celle d’une montagne ou d’une dent, ou des éléments de l’histoire ?

Ni l’un, ni l’autre. Ce sont des situations qui nous intéressent de prime abord, mon coscénariste et moi, et à partir de ça, l’histoire se construit. Pour Canine, le point de départ était cette famille qui retenait ses enfants chez elle. On s’est ensuite demandé ce que l’on pourrait faire de cette idée. Pour Alps, il s’agissait de personnes vivantes qui tentent de se substituer à des personnes mortes. Les images viennent presque en dernier. Nous nous concentrons d’abord sur le scénario. Il doit être le plus complet possible, sans contenir pour autant de consignes concernant la direction artistique. Ce n’est qu’après l’écriture que je commence à me demander à quoi le film et ses personnages pourront ressembler. Et tout cela peut encore changer au moment du tournage.

 

Vous avez édicté quinze règles définissant Alps, la société secrète qui donne son titre au film : ses membres doivent avoir au moins quatorze ans, ils doivent passer le test imposé par le club de gymnastique, ils ne doivent pas parler de leur activité aux non-membres, etc. Pourtant, aucun personnage ne parle de ces règles. Pourquoi ?

Nous les avons écrites une fois le film terminé. Nous l’avons fait pour alimenter le dossier de presse. C’était plus amusant qu’une note d’intention expliquant le film ou une déclaration pompeuse. Et ça nous a encore plus amusés après de comparer ces règles avec le film, pour voir lesquelles étaient enfreintes.

 

Aggeliki Papoulia dans "Alps"Certaines de ces règles vous ont-elles servi à diriger les acteurs ?

Ce n’est pas ma manière de travailler. Je ne dis jamais : « Voilà comment nous allons faire le film, ce sera comme ça et pas autrement. »J’attends des comédiens qu’ils fassent simplement les choses. On repère ensuite ce que l’on ne veut pas, et on procède par soustraction, afin d’arriver aux bons gestes. Le plus important reste quand même de savoir choisir ses acteurs. Quand le choix est bon, il suffit de les laisser faire à leur manière, et ensuite d’ajuster.

 

Qu’est-ce que les acteurs connaissaient de l’histoire ? Savaient-ils quand leurs personnages étaient sincères et quand ils jouaient ?

Les acteurs savaient tout de leurs personnages et connaissaient parfaitement le scénario, mais je me suis bien gardé de rappeler les intentions à chaque prise. Je ne disais pas « Maintenant, ton personnage doit faire semblant » ou d’autres choses de ce type. Tout s’est fait de manière naturelle. Sur le plateau, nous nous sommes simplement efforcés de créer des ambiances similaires à celles des scènes tournées. Quand les personnages faisaient semblant ou qu’ils jouaient un rôle, nous essayions de créer une atmosphère bizarre. Au contraire, quand les personnages devaient être ce qu’ils étaient vraiment, l’ambiance était plus décontractée. Tout cela sans jamais rien expliquer, ni verbaliser.

 

Mont Blanc, le chef de la société secrète, vient à menacer l’une de ses employées. Il annonce qu’il va la battre, et qu’il décidera de son destin en fonction de la couleur de son sang. Nous avons eu l’occasion de demander leurs impressions aux spectateurs du film, lors de cette scène, et certains ont avoué qu’ils n’étaient plus sûrs que le sang qui jaillirait serait bien rouge. Qu’en pensez-vous ?

C’est très intéressant d’arriver à dérouter ainsi le spectateur, de le voir prêt à s’attendre à tout, de le sentir douter du contenu d’une scène qu’il pouvait considérer comme acquise. Le film marche encore mieux sur ce type de public.

 

Que doit savoir le public d’Alps avant de voir le film ?

L’idéal serait de n’en rien savoir. La plupart du temps, si l’on est incapable de faire abstraction de tout ce que l’on croit savoir d’un film, de le découvrir seconde par seconde et d’oublier que l’on est dans une salle de cinéma, l’expérience est fichue. Alps est construit de manière à se révéler très progressivement. Le mieux est de tout y découvrir par soi-même, quitte à se rendre compte de certaines choses bien après la fin de la projection.

 

Considérez-vous que l’histoire racontée par Alps soit spécifique à la Grèce ?

Pendant un temps, nous avons envisagé de tourner le film hors de Grèce, en partie à cause des difficultés de financement, mais nous sommes restés. Le film pourrait donc se dérouler n’importe où, mais à partir du moment où nous le tournons en Grèce, il acquiert forcément certains traits caractéristiques du pays. En tous cas, je fais en sorte que ce soit le cas, et qu’en plus de la langue grecque, il y ait des détails ou des endroits spécifiques à la Grèce, de manière à ce que le film soit bien un film grec. L’histoire pourrait se dérouler n’importe où, mais si nous l’avions tourné ailleurs, le film, lui, serait très différent.

 

Ariane Labed dans "Alps"Pourquoi la société secrète est-elle organisée autour d’un club de gymnastique ?

Cet endroit nous semblait idéal. Il permet aux membres de s’entraîner et de répéter leurs rôles, et c’est en même temps un lieu inattendu par rapport à l’activité des personnages.

 

Une seule scène ne laisse aucune place au doute quant au fait que les personnages jouent un rôle. C’est quand ils s’amusent à imiter des personnalités disparues. Le chef, Mont Blanc, imite Bruce Lee. Choisit-il Bruce Lee parce que ce dernier est mort pendant le tournage du Jeu de la mort, et a été lui-même remplacé par une doublure qui ne lui ressemblait pas, une sorte d’employé d’Alps avant l’heure ?

La seule raison qui a motivé notre choix de Bruce Lee est qu’il était tout simplement mort. L’un des personnages se trompe d’ailleurs, en jouant le rôle de Prince qui, lui, est bien vivant… Le fait que Bruce Lee soit mort pendant un tournage et ait été remplacé par une doublure ajoute encore à l’ironie, mais ce n’était pas un choix purement intellectuel de notre part.

 

Il n’y a pas de vidéo, ni de cinéma dans le monde décrit par Alps, pas d’images en mouvements susceptibles de montrer les défunts encore en vie. Est-ce pour cela que les clients ont besoin des services de la société secrète ?

Ces images font partie de leurs vies et de leur monde, mais nous avons décidé de ne pas les montrer pour que rien ne vienne enrayer le fonctionnement du film. Si nous avions inclus de telles vidéos, elles auraient immanquablement appelé une comparaison entre les défunts et leurs remplaçants. Nous serions alors rentrés dans un registre beaucoup plus réaliste, et l’histoire n’aurait pas fonctionné comme elle aurait dû.

 

Avez-vous vu Holy Motors de Leos Carax ? Il y a également des acteurs jouant pour un public invisible ou très privé, sauf qu’il n’y est pas question d’argent, comme dans Alps, mais de « beauté du geste ».

Je comprends que l’on puisse rapprocher Alps et Holy Motors. Ils partagent certaines considérations : les jeux de rôles, la difficulté à déterminer si un personnage est un acteur ou non… Sauf que les deux films fonctionnent si différemment que je vois mal comment les comparer.

 

Quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?

Mes réalisateurs favoris sont Robert Bresson, John Cassavetes, Jean-Luc Godard, Luis Buñuel. Ce sont leurs films que je regarde encore et toujours, qui me fascinent, et devant lesquels je me demande comment ils ont réussi à faire telle ou telle chose. Ce sont ces gens là qui vous font vous sentir minable quand vous voulez réaliser un film, parce qu’on se dit en voyant leur travail que, même si on n’a pas la prétention de faire la même chose, jamais on n’atteindra un tel niveau.

 

Les employés d’Alps travaillent-ils pour l’argent ? On ne les voit jamais payer de factures ou faire des achats.

L’argent n’est pas leur unique motivation. Ce travail répond aussi à un besoin des employés. Il comble un manque, une frustration qui peut être familiale, amicale, sexuelle. Chacun d’eux a des raisons personnelles de le faire. Dans la vie en général, tout le monde joue différents rôles. Nous changeons de comportements en fonction des jours, de nos interlocuteurs, de nos objectifs. Ce jeu de rôles fait partie de notre vie quotidienne. Alps n’est que la version extrême de ce comportement.

 

Lisez notre critique de Alps ici.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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