WADJDA d’Haifaa Al-Mansour

Une écolière de Riyad se met en tête de s’acheter un vélo, moyen de locomotion normalement proscrit aux filles : réalisatrice prometteuse, Haifaa Al-Mansour ne fait pas que pointer l’Arabie Saoudite sur la mappemonde, elle la place sur la carte du territoire cinématographique.

Il y avait normalement tout à craindre de ce premier-long métrage saoudien. Son exotisme supposé (il vient d’un pays où sont officiellement interdites les salles de cinéma), son étiquetage de « premier-long-métrage-réalisé-par-une-femme-en-Arabie-Saoudite », son sujet (une écolière rebelle au sein d’un royaume de sexisme et de conservatisme religieux) : Wadjda sentait l’œcuménisme à plein nez, la fable UNICEF imperméable à toute critique puisque sa seule existence tenait de l’exploit. Grâce soit rendue à sa réalisatrice, Haifaa Al-Mansour, d’en être justement une, de réalisatrice, et pas une simple porte-parole aussi courageuse et pertinente soit-elle. Elle prend bien soin d’ailleurs de laisser le mégaphone aux autres, par exemple à l’inflexible directrice d’école qui mène la vie dure à la petite Wadjda, pour lui préférer la délicatesse, la douce musique d’une prière psalmodiée, la quiétude des rues désertes de Riyad quasiment inédites sur grand écran. Sa technique s’avère calme et ferme. Elle respire autant l’assurance que son entêtée héroïne, bien décidée à s’acheter ce vélo normalement interdit aux « filles bien » lui dit-on, donc à toutes les filles.

Wadjda est un film réfléchi et en même temps humble, car concentré sur ces fondamentaux que sont l’histoire et l’interprétation. Ce serait simplement un film solide – c’est déjà pas mal – s’il n’avait en sus l’astuce scénaristique (comment la fillette va détourner le zèle religieux pour arriver à ses fins) et la délicatesse esthétique (avoir fait appel au compositeur Max Richter, entendu dans Shutter Island, Valse avec Bachir ou Perfect Sense, en est la preuve). Haifaa Al-Mansour dévoile une nouvelle perspective dramaturgique, en même temps qu’un territoire, sans céder à la tentation du manifeste politique. Exemple avec la mère de Wadjda. Elle redoute de voir son mari en épouser une autre, parce qu’elle ne peut lui donner de fils. C’est archaïque pour la plupart des occidentaux, vraisemblablement communs aux yeux des saoudiens, donc cela constitue une péripétie dans le film, sans pour autant faire événement. Haifaa Al-Mansour s’adresse autant à ses concitoyens qu’au reste du monde. Il est rare et précieux de sentir poindre l’universalité dans un regard local, posé sur des enjeux locaux. Là se trouve la délicatesse esthétique évoquée plus haut. Wadjda ne fait pas que pointer l’Arabie Saoudite sur la mappemonde, elle la place sur la carte du territoire cinématographique. Mieux encore, dans ce que cette cartographie a de plus actuel.

La tentation est grande de prendre un crayon et un globe terrestre, pour dessiner une route qui irait de la Grèce vers Israël, puis d’Israël vers l’Arabie saoudite, de L de Babis Makridis à Fill The Void de Rama Burshtein, jusqu’à Wadjda. Dans L, présenté notamment à Rotterdam et Bordeaux, la condition sociale des personnages se trouve déterminée par leurs moyens de locomotion. Déchoir, c’est passer de la voiture à la moto, de la moto à la marche. Dans Fill The Void, prix d’interprétation féminine à Venise, il est question d’un dilemme (prendre ou non la place de sa défunte sœur auprès de son mari) au sein d’une communauté juive ultra-orthodoxe, filmée par une réalisatrice membre de cette communauté (d’où les problèmes idéologiques que pose le film qui peut sembler adhérer au conservatisme montré). Dans Wadjda, même type de trajectoire narrative que L et même immersion que Fill The Void. Ici aussi il est question de véhicule matérialisant la dignité citoyenne (outre le vélo de Wadjda, il y a sa mère obligée d’endurer les reproches d’un chauffeur, puisqu’il est interdit pour une femme de conduire), et de proximité extrême de la réalisatrice avec son sujet et avec l’orthodoxie religieuse. Le cinéma saoudien actuel est bel et bien né et, bonne nouvelle, c’est une fille.

WADJDA (Arabie Saoudite, 2012), un film d’Haifaa Al-Mansour, avec Waad Mohammed, Reem Abdullah, Abdullrahman Al Gohani. Durée : 98 minutes. Sortie en France prévue le 6 février 2013.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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