TABOU de Miguel Gomes

Extrêmement référencé, Tabou de Miguel Gomes (Ce cher mois d’août) parvient malgré ses influences à rester un film libre et singulier. Une œuvre en constant dialogue entre ses propres mouvements, ses époques, les sentiments amers et les rêves sauvages de ses personnages.

Le titre du film autant que son caractère bicéphale le lient à Tabou de Murnau. Chez Gomes, les deux chapitres s’intitulent « Paradis Perdu » et « Paradis », des appellations analogues pour un ordre inversé par rapport à son film référence des années 1930. Mais si les intrigues entretiennent des similarités, Tabou appartient à une famille plus large encore d’oeuvres coupées en deux. Sa première partie, contemporaine et urbaine, s’intéresse à la relation d’une femme et de sa voisine âgée. Aurora est une femme blanche, prisonnière des souvenirs d’un autre temps, qui brime jour après jour son aide-soignante noire. La seconde, un voyage dans le temps, celui des colonies, une époque d’asservissements moraux et d’idylles secrètes. L’intelligence de Miguel Gomes, lors de ce deuxième mouvement, est de ne jamais confronter les actions des personnages à son propre discours omniscient. Le narrateur est un homme blanc, qui parcourt les heures d’innocence de sa jeunesse africaine, et le spectateur est invité à partager son point de vue ; aussi archaïque puisse-t-il être.

Le terrain idéologiquement instable autant que sa construction double, qui incite à s’interroger sur l’impact d’un récit puis celui de son reflet, rappelle les films de Todd Solondz. Les segments « Fiction » et « Non-Fiction » de Storytelling (2001), paraboles sur l’ascendance imposée et sur la réappropriation de la domination, trouvent un écho dans chacun des rapports de force entre blancs et noirs de Tabou. Dénominateur commun, la scission qui régit les films de Weerasethakul vient elle aussi consolider le lien de parenté entre son cinéma et celui de Gomes. Les deux temps que traverse Tabou, ce sont les jours heureux d’un Jardin d’Eden en opposition aux affres de la claustration urbaine comme dans Blissfully Yours (2002) et Syndromes & a century (2006) ; ce sont les passages d’un monde de cinéma à tant d’autres dans Oncle Boonmee (2010), auquel il emprunte ses récits enchâssés, peuplés d’homme-singes ou de fantômes qui hantent de paisibles lacs ; ce sont encore les joies et les peines d’un amour proscrit comme dans Tropical Malady (2004). Ici aussi, la passion se love dans des fantasmes sauvages, dans une jungle de souvenirs limpides dont la réalité échappe pourtant à celui qui les chérie.

Le flashback qui constitue la seconde partie de Tabou est une terre de fantasmes, dont seuls les chants ont traversé les âges. Les figures du passé, coupables de penser leur monde comme terminal, n’ont plus le droit de faire entendre leur voix. Il leur faut passer par le prisme de chansons, d’invocations et de lettres partagées, pour qu’elles résonnent de nouveau. La réelle ascendance est la légende. Gomes a du courage pour s’en tenir aux gestes et aux souvenirs de ses personnages sans ne jamais les condamner. Par des voies détournées, quelques écarts aux confins du fantastiques, l’auteur distille les marques d’une punition naturelle à leur égard. Le crocodile, symbole de l’amour que se porte deux portugais exilés en Afrique dans le second chapitre, est aussi le monstre qui revient en rêve les dévorer. Alors que sa mort approche, Aurora le voit ramper, s’infiltrer dans la maison qui abritait son aventure illégitime. La violence qui s’abat sur le couple dans ses rêveries les plus délirantes est une sanction tardive ; la cause de cette attaque ne semble pourtant pas tant être cet amour, réprimé certes mais sincère, que le fait qu’il les aient rendu aveugles aux injustices sociales qui les entouraient. La femme, mourante, en est consciente mais aurait sciemment choisi de s’en tenir aux réminiscence de ces jours heureux.

Ces dernières heures nourries par les fantasmes et les torsions favorables d’une mémoire défaillante, ce sont les mots doux et mélioratifs que le fils susurre à l’oreille de son père sur son lit de mort dans Big Fish (Tim Burton, 2003). L’autre incursion vers la fantastique de Tabou trouve aussi son écho en une séquence du beau film amer de Burton : dans son Paradis, Aurora consulte un sorcier qui ouvre brièvement les portes des enfers devant ses yeux : elle mourra âgée et désespérément seule, lui apprend-il. Dans Big Fish, les enfants regardaient au fond de l’oeil d’une vieille et terrifiante ermite pour découvrir la façon dont ils allaient rendre l’âme. Celle d’Edward Bloom, encore enfant quand il l’apprend, avait l’avantage d’être lointaine mais ne lui convenait guère. Mourir seul, sur un lit d’hôpital, n’était pas digne de la vie spectaculaire à laquelle il se destinait. Miguel Gomes, soucieux d’offrir un peu de dignité au personnage d’Aurora, malgré tout le mal que chacun peut penser d’elle, lui a offert un second film dans son film pour prolonger son existence. Son « Paradis », terre de cinéma où se croisent Murnau, Weerasethakul et Herzog, est celui d’un monde fantasmé, coupé du notre. Il est d’autant plus admirable que cet univers façonné par Miguel Gomes parle aussi sensiblement, et aussi librement, à ses spectateurs.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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