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Le roman phare de la beat generation ne pouvait pas trouver de contrepoint cinématographique satisfaisant. Walter Salles s’est chargé de cet échec annoncé, réussissant au passage une opération de désacralisation potentiellement utile.
Inadaptable. Comme bien trop souvent, le mot était lâché dès l’annonce de l’énième tentative d’adaptation du fameux roman culte — autre mot galvaudé — de Jack Kerouac, fondateur de la fameuse beat génération. Loin d’être inadaptable, Sur la route était en tout cas impossible à restituer tel quel, condamné à être cisaillé sur l’autel des conventions cinématographiques. Il aurait sans doute fallu six cents heures pour commencer à restituer l’imposante densité de ce voyage intérieur et extérieur dont la principale caractéristique est son absence de cadre : l’ayant quasiment écrit d’une traite, porté par une frénésie créatrice insensée, Kerouac n’a pas pris le temps de se fixer la moindre limite spirituelle ou stylistique. Débordant de tous les côtés malgré une impression de maîtrise due à son infini talent, le roman allait forcément être pris à la gorge et violemment rabougri par l’inexorable entonnoir qu’est l’adaptation cinématographique.
Il fallait donc s’attendre à être déçu. La vraie question de ce Sur la route, deuxième film américain du brésilien Walter Salles, porter sur la nature et le degré de cette déception. Comme prévu, le bilan est mitigé et la portée du film terriblement réduite. Pourtant, et probablement de façon involontaire, Salles réussit une vaste opération de désacralisation qui semble assez nécessaire. Sauf peut-être s’ils l’ont étudié en long et en large pour l’analyse en profondeur, les lecteurs de Sur la route ont été pour la plupart subjugués par le charisme des personnages, l’infinie liberté dont ils disposent et l’absence de cadre — encore elle — leur permettant de poursuivre leurs envolées aussi loin que désiré. Grisant, le bouquin de Kerouac fait flotter ses protagonistes ainsi que ses lecteurs à plusieurs centimètres au-dessus du sol, dans un trip exaltant dont la marijuana n’est pas seule responsable.
Le film remet les choses à leur place : hormis Sal Paradise, héros auquel Sam Riley prête idéalement sa mesure teintée de gravité, les autres personnages apparaissent enfin comme de gigantesques usurpateurs bien moins admirables que ce que le style de Kerouac laissait deviner. C’est ainsi que le fascinant Dean Moriarty, compagnon de route de Paradise dans le roman, révèle sa condition de queutard sans dignité confondant liberté et absence de moralité. La prestation balourde de Garrett Hedlund, sorte de petit frère hâbleur de Channing Tatum, n’est sans doute pas étrangère à cette désillusion. Bêtement admiratifs de son charme et de sa désinvolture permanente à l’égard du monde, nous n’avions pas conscience de son mépris et de sa superficialité. Un détail vient confirmer cette impression désarmante : tout au long du film, on voit passer de main en main le fameux Du côté de chez Swann de Marcel Proust, comme si chaque personnage voulait montrer de façon complètement artificielle son intérêt pour la grande littérature. Les voit-on réellement lire Proust et s’imprégner de son style ? Non, à une exception près, lorsque Marylou (Kristen Stewart) en lit un passage à voix haute. Quand Swann devient un accessoire de frime pour hipsters des années 50…
Transparents et arrogants, les personnages ne sont jamais aussi émouvants que lorsqu’ils se permettent d’avouer leurs faiblesses à un Sal devenu le réceptacle de toute la détresse du monde. Quand l’attachant Carlo Marx évoque son désir pour Dean ou quand Marylou affirme son envie d’une vie plus normale, la sincérité trouve enfin sa place au sein du film.
Plus fort encore : Dean lui-même en vient à se confier à Sal, évoquant ses pulsions suicidaires répétées.Tous finissent par constater que la liberté n’est jamais totale, s’accompagnant de limites plus ou moins tacites mais en tout cas toujours présentes. Et si la majorité d’entre eux n’en tirera aucune conclusion sur le sens à donner à sa vie, ces moments d’abandon auront au moins permis de voir le rêve américain se lézarder avec humanité.
L’Amérique, justement, est curieusement absente du film de Walter Salles. De nombreuses villes sont citées, certaines resteront liées de façon indélébile à un événement ou à une fille, mais l’impression demeure de n’avoir rien vu ou appris des Etats-Unis, comme si les personnages occupaient toute la place. Même la route, la fameuse route mise à l’honneur dans le titre, fait un temps défaut. Salles n’est pas Monte Hellman, et se montre incapable de restituer l’odeur du bitume ou la dilatation du temps qui accompagne les longs voyages. Tel quel, Sur la route a des airs de road-movie sans personnalité, petit frère d’un Carnets de voyage déjà réalisé par le brésilien. Sal Paradise, Ernesto Guevara, même combat ? On pourrait le croire à la vue de cet objet sans âme, qui ne tire quasiment rien de positif de son imposant matériau de départ.
SUR LA ROUTE (Etats-Unis, 2012), un film de Walter Salles, avec Sam Riley, Garrett Hedlund, Kristen Stewart, Kirsten Dunst, Viggo Mortensen. Durée : 140 min. Sortie en France : 23 mai 2012.