TERRAFERMA d’Emanuele Crialese

Une minuscule île italienne de la Méditerranée fait face au double afflux des touristes européens et des immigrés clandestins africains : Emanuele Crialese filme exactement le contraire de ce qu’il raconte et montre les étrangers comme des zombies. Une réalisation écœurante de xénophobie dont le seul mérite est de rappeler involontairement la supériorité de la mise en scène sur le discours.

Afin de mieux saisir en quoi Terraferma est un film détestable, évoquons d’abord deux véritables cinéastes, l’un italophile et l’autre italien, George Romero et Lucio Fulci. Convoquez ces docteurs es zombies pour parler d’une histoire consacrée en partie à des immigrés clandestins, ça sent déjà le sapin, et pour cause. Crialese s’attache pendant quatre-vingt dix minutes à défaire ce que Romero et Fulci ont fait tout au long de leur carrière : réhabiliter idéologiquement et plastiquement l’altérité suprême, cet étranger pur jus – car si proche et si différent de nous – qu’est le mort-vivant, pour en faire l’incarnation digne des parias de toutes sortes (Romero) ou la matrice d’un art qui n’a rien à envier à celui des vivants (Fulci et L’au-delà par exemple).

L’écœurement devant Terraferma ne vient pas de l’éventuel manque de respect de son auteur envers les deux maîtres cités (il ne peut bafouer ce qu’il ignore visiblement), mais de sa capacité hallucinante à assimiler les exclus (ici des clandestins) à des zombies, à filmer des êtres humains comme des monstres, simplement parce que ce sont des étrangers. La preuve à charge, celle qui donne envie de bouffer son fauteuil, c’est ce plan nocturne effarant, lorsque Filippo, pauvre pêcheur en pleine mer, alerté par des bruits inhabituels, balaie l’horizon de sa lampe torche et arrache aux ténèbres une masse bouillante de clandestins à l’eau. Des tas de bras qui s’agitent en tout sens, prêts à s’agripper à tout, y compris à l’embarcation du héros, quitte à la faire couler. Pas d’individus. Juste un agrégat noir et grouillant.

Crialese a raté sa carrière de réalisateur de films d’horreur. Sans le savoir, il copie l’une des scènes les plus fortes d’Aliens, le retour de James Cameron, quand l’un des Marines, suivant sur son capteur l’avancée des bébêtes, se décide à soulever le faux plafond et découvre au-dessus, à la lumière de sa torche, un agrégat tout aussi noir et grouillant de monstres. Des monstres tapis dans l’ombre, de vrais aliens au sens américain du terme, qui n’attendent que de vous faire couler : c’est comme cela que Crialese filme les étrangers. Tous les étrangers.

L’île sur laquelle se déroule l’action s’ouvre en effet à un tourisme lénifiant, à coups de ferrys gavés de débauchés et de sorties en mer façon Ibiza. Les Italiens qui y participent sont eux aussi éminemment méprisables, pas à cause de la manière dont ils sont filmés, mais tout simplement du fait de leur comportement. L’Etranger, c’est le Mal. Et comme toute l’action se déroule sur une île, les étrangers, c’est tout ce qui vit à plus de vingt kilomètres de chez soi – y compris et surtout les Italiens du continent, pas de jaloux comme ça – c’est-à-dire toute l’humanité. Crialese n’est pas xénophobe, mais son film l’est, parce que sa mise en scène l’est (et qu’on ne le défende pas en disant qu’il épouse peut-être le point de vue de ses personnages : on peut filmer des idiots sans l’être soi-même). C’est un enfer pavé de bonnes intentions, où le jeune insulaire bas du front finit par trouver en lui les ressources pour aider l’éthiopienne clandestine et ses enfants, mais où tout ce qui est dit s’avère contredit par sa réalisation.

N’en déplaise aux amateurs de ce film, il faut faire bien peu de cas du cinéma pour apprécier Terraferma. Il faut vraiment privilégier le discours et tout ignorer des effets du cadre, du découpage ou de l’angle de prise de vue pour y adhérer. L’Etrangère abritée dans le foyer, c’est beau, mais que dire quand son apparition à l’écran se fait au prix d’un gros plan si soudain et hideux sur son visage, qu’il provoque chez son spectateur un mouvement de recul ?

Terraferma a reçu le Prix UNICEF à la dernière Mostra, ce qui est compréhensible venant d’un jury là pour récompenser les intentions, pas le cinéma. Il est également lauréat d’un Prix Spécial du Jury qui lui par contre donne la nausée. Les lazzi en salles de presse lors de la remise de ce trophée prouvent que la presse italienne n’est pas dupe. Les applaudissements du public à la projection, eux, incitent à se poser des questions, voire, allons au bout de notre idée, à émettre une hypothèse sur la schizophrénie italienne. Pourquoi ? Parce que les personnes qui applaudissent sont les mêmes qui se disent ouvertement anti-Berlusconi (il suffit d’ouvrir ses oreilles pour le savoir). Sans s’en rendre compte, elles saluent et approuvent ce qu’elles combattent.

Sans chercher à discourir sur l’Italie, qui ne mérite ni Berlusconi, ni Crialese, on pleurera seulement sur son cinéma, capable la même année d’assimiler des étrangers à des zombies, et des chasseurs de nazis à des vengeurs aussi méprisables que ceux qu’ils poursuivent (This Must Be The Place de Paolo Sorrentino).

Il n’y a pas de quoi crier au retour du syndrome Kapo dénoncé par Rivette dans son texte De l’abjection, car ici c’est pire : Crialese et Sorrentino ne pèchent pas par esthétisation, mais par nullité.

EN BONUS : on pense à Lucio Fulci devant Terraferma lors de ce plan sous-marin, montrant le cadavre pourrissant d’un clandestin. La reformulation indigne du valeureux combat entre ce mort qui refuse de mourir dans L’enfer des zombies (1979) et un requin.

TERRAFERMA (Italie, 2011), un film d’Emanuele Crialese, avec Filippo Pucillo, Donatella Finocchiaro, Timnit T., Beppe Fiorello, Mimmo Cuticchio, Martina Codecasa. Durée : 88 min. Sortie en France le 14 mars 2012.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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