EL CHINO de Sebastian Borensztein

Une comédie peut cartonner au box-office sans tomber dans le populisme ou le rire gras. Merci au mélancolique El Chino de remettre les pendules à l’heure.

C’est un fait : le plus européen des cinémas sud-américains nous vient d’Argentine, pays dont nous arrivent régulièrement de beaux drames imbibés de ténèbres et hantés par l’histoire accidentée d’un pays en perpétuelle reconstruction. Et si les comédies argentines peinent quant à elles à franchir les frontières, ce n’est pas à cause de divergences culturelles ou humoristiques : n’importe quel occidental pas trop obtus semble à même d’en saisir les subtilités éventuelles. Non, si l’Argentine n’est pas connue internationalement comme la patrie de la comédie, c’est tout simplement parce que les comédies argentines ne sont pas loin d’être les plus sinistres et les moins drôles du monde. À faire passer les films de Bent Hamer et Aki Kaurismäki pour des sommets d’optimisme chaleureux.

Champion argentin au box-office local de l’année 2011, El Chino vient confirmer cette règle en se montrant plus spleenesque qu’hilarant. Malgré le potentiel délirant de sa tagline, le film installe une mélancolie durable ainsi que des angoisses sociétales : Roberto, le héros incarné par Ricardo Dan, est avant tout caractérisé par son refus de tout engagement et sa peur de l’étranger. Pire, sa fascination pour les faits divers sordides et ridicules, qu’il collecte méticuleusement dans de larges albums, en fait un représentant idéal de la médiocrité de notre époque, où les journaux télévisés de Jean-Pierre Pernaut attirent par milliers les téléspectateurs autocentrés et avides d’anecdotes.

Le pitch d’El Chino – un Argentin solitaire et taciturne recueille un Chinois paumé, dont la vie fut détruite par une vache tombée du ciel –, évoquant la comédie grasse et le buddy movie, n’est donc pas très représentatif du résultat final : Sebastián Borensztein déroule une bamba triste qui n’est pas sans rappeler quelques cinéastes français… pour le meilleur et pour le pire. Le pire, c’est cette façon de sombrer parfois dans un pittoresque à deux francs que ne renierait pas Jean-Pierre Jeunet, et qui fait parfois ressembler le héros au personnage incarné par Dany Boon dans Micmacs à tire-larigot. Certaines images ne font que renforcer cette impression, lorsque Borensztein s’échine à filmer en gros plan des personnages pas spécialement beaux, le tout sur un fond délicatement gris vert…

Fort heureusement, la « jeunetisation » du film s’arrête là. D’abord parce que le scénario, loin de se complaire dans cet amour des détails sans intérêt, finit par se retourner contre ses propres préceptes de façon très maligne même si un poil attendue. Ensuite parce qu’El Chino, lorgne davantage vers les meilleures années d’un autre réalisateur français : Patrice Leconte. En cela, le film s’apparente à une sorte de Mari de la coiffeuse made in Buenos Aires, porté par la prestation une nouvelle fois ahurissante d’un Ricardo Dan que l’on n’attendait pas sur ce terrain-là. Habitué par essence à incarner des personnages charismatiques et ténébreux, il livre ici une prestation rentrée donc bouleversante, quelque part entre Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle. Portant le poids d’une vie passée à servir – son pays lors de la guerre des Malouines, les clients de sa quincaillerie – quitte à s’oublier totalement, ce Roberto n’est que frustration, remords et regrets. À quel âge peut-on déterminer avec certitude qu’on a raté son existence ? C’est la question qu’entraînera sa rencontre avec le pauvre Jun, encore plus seul que lui car privé d’échanges verbaux, de territoire et d’amour. El Chino n’est pas exactement le genre de comédie qui réchauffe le cœur, mais sa façon de provoquer le télescopage de plusieurs solitudes a néanmoins de quoi réjouir.

EL CHINO (Un cuento chino, Argentine, 2011), un film de Sebastián Borensztein, avec Ricardo Darín, Ignacio Huang, Muriel Santa Ana, Javier Pinto. Durée : 100 min. Sortie en France le 8 février 2012.