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Le Brest Surf Film Festival n’est pas réservé qu’aux seuls « amis de la glisse » (pour citer la maîtresse de cérémonie Dörthe Eickelberg). En choisissant parmi 200 films proposés, la programmatrice Chloé Batissou et son équipe de bénévoles ont mis au point une sélection cohérente, engagée, et un vrai regard sur le monde, cet étrange espace tourmenté juste en face des vagues. D’Hokkaido à Tahiti, de la Namibie à l’Irlande du Nord, en passant par la Russie, les vagues surfées s’écrasaient dans des paysages et des contextes politiques toujours différents, au fil de 25 films répartis sur quatre jours, scandés par quatre longs-métrages.
Film d’aventure rêvé que cette histoire de surfeurs argentins ayant retapé un vieux camion pour goûter aux vagues de toute la côte Atlantique du continent africain. L’an dernier, la première partie de leur épopée les suivait de Gibraltar au Cameroun. On les récupère cette année au Gabon, traversant l’Equateur, cheminant vers le Cap. Plus éprouvant (crevaisons et malaria au programme), plus sauvage (gorilles, éléphants, girafes, dauphins, requins, filmés dans un style à l’opposé de l’hyperréalisme façon BBC), ce second volet coche toutes les cases des suites à l’hollywoodienne.
On retrouve, chez ces lauréats du Grand Prix du festival, quelque chose de très représentatif de toute la programmation, où le surf sert de prétexte pour parler d’autre chose : une fausse ingénuité à la Forrest Gump. A priori, l’objectif des frères Azulay n’est que de surfer. Mais les voilà sur les traces de l’esclavage, du racisme, du réchauffement climatique, de l’extinction de la faune… Abandonnés, comme deux personnages à la Beckett, au milieu de paysages monochromes. « Nous devons continuer à avancer », se répètent-ils – jusqu’au point d’arrivée duquel le camion ne repartira jamais, car la route du Maroc à l’Afrique du Sud n’est pas de celles qu’on fait deux fois dans sa vie.
Ce qui s’apparente finalement à un état exhaustif des routes reliant Tanger au Cap, à la connexion réelle entre le nord et le sud du monde, est une manière de se mettre l’Afrique contemporaine en tête, comme il faut arpenter une ville à pied pour vraiment la découvrir. Parfois, nos deux Forrest Gump n’ont d’autre choix que de feindre la candeur (« on espère que c’est aussi bien qu’on nous l’a dit », concluent-ils après leur passage dans une communauté chrétienne régie par un patriarche entouré de ses dizaines de femmes et centaines de petits-enfants, au cœur du désert angolais). D’autres fois, c’est au public d’oublier qu’un troisième larron les accompagne pour tenir la caméra ; jamais au détriment du réel cependant, toujours examiné de très près, comme avec ces images d’archives de ce pêcheur sud-africain s’étant tiré un harpon dans la tête… et ayant survécu pour raconter son histoire de protection divine aux deux frères, une cicatrice sur la joue et un œil au beurre noir.
Côté surf, au fait ? On en voyait un peu moins que dans le premier volet – difficile d’affronter les vagues ou de cadrer avec la malaria, peut-être. Mais le barrel de la Skeleton Coast, en Namibie, est l’un des plus longs du monde : il est ainsi capté en plan-séquence, accroché à la planche, à l’intérieur du tube… Et l’on a droit à une vague grandeur nature sur grand écran.
Children of Teahupo’o nous emmène dans un petit village tahitien, célèbre pour sa vague redoutable pouvant atteindre jusqu’à 15 mètres de haut. Les épreuves de surf des JO de Paris y sont programmées. Une lecture politique consisterait à mettre l’accent sur les pelleteuses, à parler du surtourisme qui guette, et de la destruction des coraux en cours. Les locaux sont les premiers à parler du sentiment mitigé que cela leur procure : qui dit opportunité économique dit menace écologique. L’un d’eux, Gilbert, est un prodige du surf. Au-delà d’un plan sidérant sur son dos scarifié par les wipe outs dans les coraux, il offre aux films des moments d’une perfection rare, filmés par Tim McKenna, photographe australien ayant contribué à rendre mythique la vague de Teahupo’o.
Les meilleurs films de la sélection valaient autant par leur propos politique que leurs trouvailles esthétiques. On pourrait consacrer un autre texte, plus méticuleux, aux ralentis dilatant l’extase des surfeurs dans les vagues, détailler chaque plan de ride comme un feu d’artifice, un tour de montagnes russe, ou n’importe quel travail d’orfèvre aux infinies variations. Alliage de trois cinétiques – vague, surfeur et caméra – la captation de chaque ride est une œuvre d’art autonome, toujours unique.
Si le film commence par des plans de Tahiti au drone, on ne tarde pas à rejoindre le point de vue du photographe en tenue de plongée. C’est toujours le même travelling circulaire ascendant : le caméraman voit approcher le surfeur au fond du cadre, puis l’objectif est soulevé par la vague, et doit pivoter pour cadrer le surfeur à son passage – tandis que la surface continue de se soulever, et finit par envahir l’image à la fin du panoramique. Parfois, la caméra continue de tourner une fois submergée : cela donne le sublime dernier plan de Children of Teahupo’o, où Tim McKenna parvient à saisir, de l’intérieur de la vague, le passage de Gilbert, sa main caressant la paroi d’eau, tandis que le rouleau dessine une diagonale de bulles enroulées sur elles-mêmes, tournoyant derrière la planche.
Au cœur de ces travellings circulaires, vus des dizaines de fois au cours du festival, la quête d’une même image : comme un obturateur s’ouvrant une seconde, pas plus, la vague offre furtivement l’image du surfeur vu de face et à l’abri de la vague, qui se replie sur lui. Avant, la vague n’est pas encore cassée ; après, le caméraman n’est plus en face, soulevé, et décalé par la vague. Le secret – et la décharge d’adrénaline – est de parvenir à cadrer parfaitement cet instant précis.
Cette image du surfeur enrobé dans un tube, nous l’avons tous en tête. La saisir est un art, et observer le mouvement de caméra qui lui donne naissance, apprendre à en distinguer les variations ténues, est fascinant. L’une des variations les plus impressionnantes revenait ainsi à Mundaka, de Jon Aspuru. Le 29 septembre 2009, la plage éponyme du nord de l’Espagne a vu se réunir, 2h30 durant, les conditions de formation d’une vague d’une rare perfection. « C’était comme une éclipse », racontent les surfeurs alors présents.
Le film se constitue d’images d’archives, tirées des caméscopes de l’époque : interminables panoramiques vers la droite captés depuis la plage. Variation : la mer était remplie de monde. Il faut visualiser ces piscines chinoises où flotte une marée humaine, mais sur des vagues énormes. On voit ainsi la foule des surfeurs attendant leur tour, et des photographes, être soulevée par la vague qui semble les écarter délibérément du chemin du surfeur en approche, qui doit parfois slalomer quand même… La question du surtourisme n’est jamais loin.
Tel est le charme principal des films présentés ici : l’objectif est simple, et le réel se met en travers. Spencer Frost voulait surfer les vagues du Kamtchatka, à l’extrême-orient de la Russie. Manque de chance, son trajet de l’Australie à la Russie tombait le 24 février 2022… Et voilà nos égéries Oxbow en train de documenter leur peur, cloués au sol entre Sydney et Moscou, à Abu Dhabi. L’invasion de l’Ukraine vient de commencer. Tout est possible : ils ne savent même pas s’ils pourront atterrir, ou s’ils ne finiront pas en prison à leur atterrissage.
Les scènes de surf au pied des volcans sont, cela va sans dire, parfaitement somptueuses ; de même que les travellings sur la plage parsemée de blocs de glace. Mais rien ne vaut ces longues minutes dans la carlingue d’un avion aux Emirats où les surfeurs patientent quatre heures, sans savoir s’ils décolleront ou pas, tétanisés à l’idée de survoler un champ de bataille. Une fois arrivés, ils sont guidés par Anton Morozov, l’un des rares surfeurs de la région. Son profil Facebook est inactif depuis 2022 : et pour cause, nos Australiens étaient sur place quand les communications entre l’Occident et la Russie furent rompues, et que les soldats de cette dernière commettaient les massacres d’Irpin et de Butcha, en Ukraine. C’est ainsi l’un des derniers moments de communion entre les blocs que l’on aperçoit dans ce bar perdu, où Frost et son équipe projetèrent, sur le mur d’un bar, les images que nous venions de découvrir dans l’auditorium d’Océanopolis.
Quelques minutes plus tard, Dörthe Eickelberg – maîtresse de cérémonie, mais aussi surfeuse et réalisatrice – présentait un court-métrage tourné dans l’après-coup du 7 octobre. En 2019, son documentaire Chicks on Boards s’intéressait aux surfeuses issues de sociétés patriarcales, en Inde, en Afrique du Sud, à Hawaii, en Angleterre… et à Gaza. We Surf the Same Wave tire son titre de l’interview d’un Israélien de Tel Aviv, membre de l’association Surfing for Peace (S4P) qui, jusqu’à la guerre, partageait sa passion du surf avec les Palestiniens – le littoral est le même. Alternant son interview avec les images d’archive de sa surfeuse palestinienne, Eickelberg documente, du dernier côté de la frontière encore accessible aux images, le désespoir et la peur d’un civil déchiré par la guerre, amené malgré lui à se refermer sur son pays et sa famille.
Du côté des pays en paix, surfeurs et surfeuses ne se contentaient pas non plus de farter leurs planches et de se jeter à l’eau. Surf On, Europe allait et venait entre trois spots et cinq personnages, chacun confronté à différentes problématiques très européennes : un émigré marocain à Tarifa, dans le Sud de l’Espagne, cherche à faire venir sa famille ; un Nord-Irlandais de Derry recherche un modèle économique après le regain de tensions et la débâcle économique liés au Brexit ; trois jeunes femmes montent un festival féministe à Biarritz. Le film était projeté le 9 mai, journée de l’Europe.
Le Brest Surf Film Festival est un second Cinéma du Réel, ce festival de Beaubourg attaché aux différentes formes du documentaire : à ceci près que chaque découverte de la vie en communauté, à terre, que ce soit en Afrique, en Russie ou en Europe, est systématiquement scandée de respirations visuelles des personnages quittant leurs contingences politiques, et leur identité terrestre, pour redevenir, à intervalles réguliers, des primates en équilibre sur une planche. A se demander si tous les documentaires ne devraient pas s’imposer la même contrainte salutaire.
Ce qui est drôle, c’est que la symbolique du tableau de Botticelli – Vénus sortie des vagues – n’est jamais convoquée. L’idée d’une femme nue, sexualisée, sous le regard d’un homme, a en effet occupé la majeure partie de l’histoire du surf au cinéma, et il importe plus que jamais de passer à autre chose. Tel est le projet majeur du festival mis en place par Chloé Batissou : remplacer l’imaginaire sexiste du surfeur en bermuda paradant devant des femmes en bikini, pour lui substituer un cinéma plus réel, acompagnant les mutations de la société, où les femmes enfilent la combi et surfent des vagues aussi grandes que celles des hommes.
Le festival s’ouvrait ainsi sur Mahoraba, de Nachos, réalisatrice japonaise accompagnant Natsumi Taoka, surfeuse japonaise, dans ses figures au pied des monts enneigés d’Hokkaido. On peut regretter la musique lounge enveloppant les scènes de ride, quoique le crissement tranquille du vinyle se confonde joliment avec le bruit des vagues. Mais du côté de la critique minutieuse des plans ciselés depuis la mer, je retiens ce moment où la surfeuse traverse au ralenti une goutte d’eau sur l’objectif, lentement diffractée, momentanément dédoublée.
Projeté le lendemain, Une vague de vérité est écrit et réalisé par une classe de lycéens et lycéennes en option surf, en réponse à un appel à projets de l’association Femmes & Cinéma. Passages obligés : stéréotypes de genre, consentement, traumatisme post-agression. Le court-métrage raconte tout cela dans le milieu du surf, mettant en lumière des injustices que l’on ne soupçonnait même pas : celle, par exemple, des sections masculines qui se réservent les meilleures vagues… Egalement réalisé par un jeune, Les Lolos à l’eau restitue la première édition du festival éponyme, organisé fin septembre 2023 sur Crozon et consacré à la lutte contre le cancer du sein. Avec un caméo de Clémentine Célarié, rebaptisée Meryem.
Côté courts-métrages féministes, citons encore Paving the waves, de Sophie Simon, et Yama, de Lucy Small et Maddy Mannings. Le premier indique sobrement, dès le carton de titre : « a surf film. ». Il y a quelque chose du constat amer à entendre des témoignages de harcèlement de rue s’étant déroulés sur les vagues de Californie, dans toute leur bêtise et leur banalité cruelle. Cherchant également à mettre à jour l’image du surf, Sophie Simon prend un malin plaisir à filmer des hommes surfer « comme des femmes » (debout sur la pointe d’un longboard, guidant la planche avec les hanches), et à filmer des femmes surfer « comme des hommes » (planches plus courtes, figures plus agressives et plus spectaculaires).
Quant à Yama, tourné au Ghana par deux Australiennes, il croise la question féministe et la question décoloniale, mais aussi le surf et le skate. À Accra, Lucy Small rencontre une Française de Martinique ayant fondé un skatepark à horaires non-mixtes dans la semaine, où les jeunes ghanéennes viennent s’entraîner. À Busua, sur la côte, c’est cette fois un homme, ayant décidé de transmettre le surf aux jeunes femmes du village, qui est interrogé. Le Obibini Girls Surf Club est ainsi le premier de son genre dans le pays – on se souvient que l’année dernière, les frères Azulay avaient fait connaissance avec les femmes du Bureh Beach Surf Club, premier club féminin de Sierra Leone. Combien de festivals abordent avec une telle régularité la question de la lutte pour la parité dans les pays d’Afrique ?
Pour le blockbuster sur le surf comme tribune émancipatrice, il fallait attendre le quatrième soir. Pendant dix ans, Stephanie Johnes a accompagné Maya Gabeira, Brésilienne, ancienne égérie Red Bull et superstar mondiale du surf tracté (où des jetskis hissent les athlètes sur la crète de vagues énormes).
Sauf que Maya Gabeira s’est abîmé la colonne vertébrale lors d’un mauvais wipe out dans l’un des monstres de Nazaré, au Portugal, où elle dut être réanimée ; et que le documentaire que nous avons sous les yeux n’est pas celui de la montée en puissance de l’une des premières superstars féminines du milieu, mais le récit d’un calvaire, d’une surfeuse shootée aux antidouleurs. Maya Gabeira, c’est à la fois Frida Kahlo et Britney Spears : poursuivie des années durant par la douleur tandis qu’elle essaie de continuer la pratique de son art, et par les caméras, dès la sortie de la salle d’opération où on lui a remplacé une vertèbre, et où on la regarde sangloter de douleur.
Tout ici, encore, était réuni pour donner l’impression d’assister à un biopic hollywoodien – en tout cas son étude préparatoire. Maya Gabeira est une héroïne parfaite, lancée dans des quêtes toutes plus gigantesques les unes que les autres : surfer les plus hautes vagues du monde, se remettre d’un accident, surfer à nouveau les mêmes vagues qui ont failli la tuer, et comme si cela ne suffisait pas… faire homologuer son record par le Guinness Book et la Fédération du Surf, qui, dans un premier temps, l’ignorent superbement.
Elle n’est pas le seul personnage : filmé face caméra, racontant ses souvenirs sans une once de honte, son premier entraîneur est une ordure parfaite. Oui, Maya Gabeira avait des « great tits » ; oui, c’est lui qui l’a poussée à surfer le jour de son accident, alors qu’elle avait choisi de renoncer ; oui, il est retourné surfer dès que l’ambulance l’a emportée : que pouvait-il faire d’autre ? Quant au rocher de Nazaré et ses déferlantes titanesques, il revient régulièrement dans le film, véritable antagoniste lui aussi : dès lors que Gabeira entame son calvaire, il se fait nouveau mont Golgotha.
Maya and the Wave s’offre même quelques passages de méta-cinéma vertigineux : d’abord lorsque la réalisatrice filme d’autres documentaristes venus harceler Gabeira lors d’une séance d’étirement ; ensuite lors d’une émission de télé où l’on découvre que le père de la surfeuse est un ancien activiste brésilien… dont la vie a été adaptée par Hollywood, dans un film de 1997 où Alan Arkin joue l’ambassadeur américain kidnappé par Gabeira père : Quatre jours en septembre. L’extrait choisi révèle que le père a reçu une balle dans le dos… La vie de sa fille, maudite au même endroit, prend soudain une dimension mythologique. Avant-dernier film du festival, Maya and the wave permettait surtout de révéler qu’en dépit des épreuves, Maya Gabeira est non seulement devenue la femme, mais la personne la plus titrée de l’histoire du surf. Twist final, pas des moindres.
Mais alors pourquoi se donner tant de mal ? Pourquoi traverser le monde pour surfer au Kamtchatka, longer l’Afrique pour rejoindre la Skeleton Coast par la route, risquer la noyade pour entrer dans le Guinness Book des records ? Les justifications des surfeurs et surfeuses, partout dans le monde, sont d’une simplicité confondante : ça me permet de m’échapper. Je me sens heureuse. Tout au long du festival, j’ai eu en tête cette anecdote racontée dans Le Monde Perdu de Spielberg : « un homme demande à un alpiniste ayant gravi l’Everest en manquant d’y laisser sa peau : mais pourquoi êtes-vous monté là-bas, pour mourir ? Non, répond l’autre : j’y suis allé pour vivre. » C’est ici que le Brest Surf Film Festival est universel, et mérite une couverture excédant celle des médias bretons ou spécialisés dans les sports de glisse : des combats à mener aux périples à entreprendre pour atteindre le nirvana des rouleaux, il n’y est question que de trouver une raison de vivre. Je ne suis pas sûr que la programmation du festival de Cannes raconte grand-chose de plus.
La 7e édition du Brest Surf Film Festival s’est déroulée du 8 au 11 mai 2024.