HARD TRUTHS : dans l’œil du cyclone de la dépression

Mike Leigh n’avait plus signé de film depuis Peterloo en 2018, et pour ceux sortis en France, depuis même Mr. Turner en 2014. Ce dernier long-métrage dressait un portrait sans concession du peintre JMW Turner, artiste brillant mais humain exécrable. Pansy, la protagoniste de Hard Truths, n’a malheureusement pour elle que la seconde partie de la phrase – elle se comporte de manière odieuse avec la terre entière, ses proches comme les inconnus croisés hors de chez elle. Leigh construit autour d’elle un film difficile à encaisser, d’une force sidérante née principalement de l’extraordinaire interprétation de Marianne Jean-Baptiste.

A 80 ans tout juste passés, Mike Leigh revient de manière faussement modeste – par un travelling d’ouverture commun, qui suit un homme roulant à vélo à travers un quartier pavillonnaire que l’on imagine sans histoires, pour nous amener devant la porte de la maison où vivent Pansy, son mari Curtley et son fils Moses. La lumière signée Dick Pope, comme toujours, appuie à dessein la banalité apparente de ce lieu de vie et des autres ; et la construction des scènes introduisant ensuite l’ensemble des protagonistes fait plus penser, dans son écriture, son découpage, son montage, à une sitcom qu’au drame cru qui va suivre. Tous les personnages paraissent alors posés sur des rails, chacun dans sa ligne comique, à commencer par Pansy dont les tirades corrosives envers quiconque a le malheur d’interagir avec elle (y compris et plus que tout Curtley et Moses, que la situation a poussé à se recroqueviller en eux-mêmes au fil du temps) sont ciselées pour être hilarantes à entendre. Du moins, aussi longtemps que l’on n’en a pas compris la source : une souffrance mentale incommensurable, sur laquelle aucun diagnostic précis ne sera posé par le film mais qui ressemble à la combinaison d’une dépression aiguë et d’autres névroses qui ont métastasé à force de ne pas être traitées.

La puissance formidable du sens de la narration de Mike Leigh nous amène, à mesure que le film avance, de notre statut initial de spectateurs (qui par définition sont là pour assister à un spectacle, comme l’indique notre premier réflexe de rire des situations) voyeurs (les personnages sont alors des instruments de ce spectacle) à celui de proches, nous inquiétant du sort et de l’état d’êtres humains qui sont nos égaux, nos semblables ; et il faut insister sur tout ce que le film doit à Marianne Jean-Baptiste, qui rend en permanence Pansy infiniment humaine en évitant les pièges des excès dans un sens ou dans l’autre. La section au cœur de Hard Truths, tant temporellement qu’émotionnellement, marque l’aboutissement de ce cheminement. Elle se déroule en plusieurs scènes, le jour de la fête des mères, date particulière qui force Pansy à se confronter au deuil de sa propre mère, et à sa relation complexe avec le foyer de sa sœur Chantelle, reflet inversé du sien. Chantelle et ses deux filles sont épanouies humainement et professionnellement, elles semblent apporter au monde de l’énergie et du bien-être là où Pansy est un trou noir qui les absorbe et les détruit. Tout au long de cette journée de la fête des mères, comme dans tout le reste du film, la mise en scène de Mike Leigh n’a rien de voyant, nul effet de manche ou emphase mélodramatique. Au contraire, à l’instar d’autres grands films tardifs de vétérans avant lui (Huston, Chabrol, Eastwood…), il filme à l’os, atteignant une épure aussi remarquable qu’opérante. On a déjà évoqué plus haut la photographie, les cadrages méritent les mêmes éloges – ainsi ce plan sobre et superbe qui rassemble les six personnages en une même image, au cours de leur déjeuner familial.

Dans Mr. Turner, Leigh assumait son incapacité à extraire le génie de son protagoniste, niché quelque part dans son esprit. Il fait de même ici avec la maladie de Pansy, pareillement inaccessible et toujours menaçante

Hélas, même la nature solaire d’un proche comme Chantelle, et la verbalisation par Pansy qu’elle est en proie à des troubles mentaux sévères, ne pourraient suffire à la soigner dans la réalité. L’intégrité du cinéaste le pousse dès lors à refuser à son public (maintenu ainsi dans le statut de proches sans possibilité de revenir à celui de spectateurs extérieurs) un virage vers un dernier acte qui ouvrirait sur une rémission, une amélioration – qui seraient guidées par des impératifs de narration de fiction plus que par une cohérence vis-à-vis des personnages (c’est ainsi parce que Moses a toute la vie devant soi que lui a droit à une telle petite lueur d’espoir). Dans Mr. Turner, Leigh assumait son incapacité à extraire le génie de son protagoniste, niché quelque part dans son esprit. Il fait de même ici avec la maladie de Pansy, pareillement inaccessible et toujours menaçante. Comme dans la séquence finale, dont la lente élaboration déchirante laisse l’héroïne et son mari au bord du précipice. Et nous avec eux, plus que jamais, bien loin des illusions inaugurales – Hard Truths se referme volontairement sur les mêmes scènes qui l’ont ouvert : une promenade de Moses, l’homme à vélo – d’une sitcom et de vies sans histoire.

Le 72è Festival international du film de San Sebastian se déroule du 20 au 28 septembre 2024.

HARD TRUTHS (Angleterre-Espagne, 2024), un film de Mike Leigh, avec Marianne Jean-Baptiste, David Webber, Tuwaine Barrett, Michele Austin. Durée : 95 minutes. Sortie en France indéterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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