MR. TURNER, il vaut mieux le voir en peintures

Cette année voit le biopic revenir en grâce, servi par des auteurs qui s’en emparent pour la première fois : Bonello avec Yves Saint Laurent, Ferrara avec Pier Paolo Pasolini (et DSK), Leigh avec JMW Turner. Loin de la version étriquée du genre colportée par les marchands du temple, qui débitent récits simplistes et icônes statufiées, ces cinéastes entretiennent et même mettent en exergue la complexité des sujets qu’ils ont choisis. Des artistes, comme eux ; dont ils doivent donc comprendre, pour les expérimenter eux-mêmes, l’ambivalence de la psyché et les zones d’ombre dans le rapport au monde.

 

Là où Leigh fait bande à part, c’est qu’il ne partage pas le choix de Bonello et Ferrara de se positionner ouvertement comme inférieurs à leurs modèles. Le titre Mr. Turner dont il pare le peintre et son film est une formulation ironique, qui fixe le cadre du portrait : celui d’un individu parmi les autres, appelé « mister » en signe de convocation et non comme une marque de respect. C’est un portrait d’homme à homme, effectué sans prendre de gants. La rudesse dans le regard de Leigh ne s’émousse jamais, dans sa violence à l’égard de Turner comme dans son effet sur le spectateur. Elle est affirmée d’entrée, au cours d’une séquence de présentation du peintre, de sa maison-atelier et de son entourage proche, qui tourne au défilé de freaks : Turner a des moues et des grognements d’ours, son père se déplace plié en deux comme un bossu, sa servante a la peau dévorée par des plaques rouges. Et pour ce qui est du délabrement de la dentition, il y a match nul entre les trois. Tout au long de sa progression le film refusera de nous préserver de cette laideur, ou de nous laisser nous y accoutumer.

 

L’acte de peindre est ce qu’il y a de plus fondamental chez Turner, mais la matière de cinéma que l’on peut en tirer est maigre. Créer est un processus intérieur, un « mystère insondable » et presque impossible à exposer

 

Elle nous assaille en permanence, comme c’est le lot des personnages, assiégeant leur environnement (la maladie et la mort frappent sans répit, et Leigh rapporte leur travail de sape dans toute sa brutalité), agressant leur physique, rongeant leur morale. Ainsi Turner est un artiste brillant mais un humain exécrable, comme le sont presque toutes les personnes qu’il côtoie cela dit ; la vie dure les endurcit tous. Turner est un ours dans son caractère autant que dans ses expressions. Plus souvent qu’occupé à peindre, Leigh nous le montre en train d’être grossier avec autrui (son refus de daigner répondre aux questions qui l’ennuient), voire odieux – son obstination à nier en toutes circonstances l’existence de sa descendance, y compris en leur présence. C’est le paradoxe bien compris par Mr. Turner : l’acte de peindre est ce qu’il y a de plus fondamental chez son protagoniste, mais la matière de cinéma que l’on peut en tirer est maigre. Créer est un processus intérieur, un « mystère insondable » et presque impossible à exposer par d’autres moyens que son résultat final.

 

Timothy Spall dans MR. TURNER de Mike LeighPas avare en moments présentant la pratique (fabriquer les couleurs, mettre en place la toile, appliquer les premiers coups de pinceau ou les retouches finales), Leigh est conscient de cet angle mort. Le génie ne s’extrait pas. Il se niche quelque part dans l’esprit de Turner, entre ce que ses yeux perçoivent et ce que sa main dessine. Mais quand on le regarde à l’œuvre, comme le fait Leigh, rien ne permet de distinguer en quoi cet homme qui regarde les paysages et les retranscrit dans son carnet de croquis est différent des autres. Contrairement à la souffrance des corps, la magie de l’âme est invisible. Le cinéaste va même plus loin, en composant à l’écran – avec l’aide de son directeur de la photographie de toujours Dick Pope – des plans larges embrassant la nature dans toute sa splendeur. Manière de dire que Turner n’inventait rien, qu’il savait voir cette beauté inhérente au monde et la représenter sur la toile ; qu’il n’était pas un dieu mais un passeur. Les derniers mots du peintre en attestent : « Le soleil est Dieu ! ». Et lui-même un simple mortel, pas moins rustre ou imparfait que ses semblables, mais gratifié d’un don précieux qu’il a su concrétiser en œuvres plus grandes que lui – et immortelles.

 

MR. TURNER (Grande-Bretagne, 2014), un film de Mike Leigh, avec Timothy Spall, Lesley Manville, Ruth Sheen. Durée : 149 minutes. Sortie en France le 3 décembre 2014.