Envoyé spécial au… BREST SURF FILM FESTIVAL : des humains et des loutres

Surf et cinéma ont toujours été de pair – sans les caméras qui s’éloignent de la plage, sans le séminal Été sans fin de Bruce Brown sorti en 1966, c’est un sport qui n’aurait jamais connu l’essor qui fut le sien. À la sixième édition du Brest Surf Film Festival, les scènes de surf offraient ainsi un support à la mise en avant de minorités dynamitant l’image d’Épinal du surfeur hawaïen en bermuda fleuri : écologie, féminisme, décolonialisme, anti-validisme… Les images se sont perfectionnées, la philosophie aussi.

 

Un festival de films de surf ? Pourquoi pas de ping-pong, de curling ou de biathlon, tant qu’on y est ? La réponse est simple : parce que le surf est un sport extrêmement cinégénique. Depuis toujours, plus encore depuis que GoPros et drones ont démultiplié les manières de filmer le ride, la trajectoire des équilibristes du repli des mers se voit embrassée de suffisamment de manières différentes pour constituer un véritable sous-genre, et les festivals de films de surf sont beaucoup plus nombreux qu’on l’imagine : Londres, Paris, Saint Jean de Luz, Anglet, Saint Sébastien, Santa Barbara, Sydney…

Fondé en 2017 par la journaliste, autrice – et surfeuse – brestoise Chloé Batissou, le Brest Surf Film Festival s’est tenu dans l’auditorium d’Océanopolis, non loin du bassin de trois loutres de mer qu’une telle fréquentation après la fermeture de l’aquarium n’aura pas manqué de surprendre. Et pour la quatrième fois, séances et rencontres étaient animées par la sémillante Dörthe Eickelberg, connue en France pour ses dix ans d’Arte (Xenius, c’était elle), et à Brest pour Chicks on Boards, son documentaire primé ici en 2019.

Pour Chris Nelson, fondateur du London Surf Film Festival et membre du jury, Brest se distingue de ses semblables par son exigence cinématographique. C’était en effet l’occasion de découvrir des films inédits qui n’auraient pas juré dans une programmation généraliste de documentaires. Les scènes de surf y constituaient un gimmick visuel, un leitmotiv spectaculaire, rarement le sujet central ; un peu comme les passages chantés et dansés des comédies musicales.

Au-delà de l’incroyable cinégénie du surf, c’est en effet toute une culture qui était mise à l’honneur – raison pour laquelle cette année, pour la première fois, les prix étaient remis au terme des projections en présence de l’équipe, plutôt que décernés lors d’une cérémonie de clôture. « La compétition, ce n’est pas vraiment la mentalité ici », résume Chloé Batissou. Ce n’est donc pas un hasard si le Brest Surf Film Festival se tenait en plein Festival de Cannes… et à l’opposé géographique de Nice.

Brest, plutôt que Brice : les vagues plutôt que la frime. Finis les bellâtres hawaiiens paradant devant des filles en bikini sur la plage : ici de toute façon, tout le monde est en combinaison. Comme s’il fallait déconstruire l’image du surfeur nigaud et vaniteux popularisé par Jean Dujardin, chaque film met en avant d’autres figures, et au-delà de l’inévitable « connexion à l’océan », c’est un surf trop peu connu que l’on voit à l’écran : féministe, décolonialiste, anti-validiste – et écolo évidemment (la Surfrider Foundation Europe, dont la présentation inaugurait les séances, organise régulièrement des nettoyages de plages).

1.PLSTC, de Laen Sanches (France, 1 min)

Une mention spéciale – clivante au sein du jury ! – sera d’ailleurs remise à PLSTC, de Laen Sanches : sur une minute, accompagnées de musique baroque, des dizaines d’images générées par IA défilent. Différentes espèces marines, du corail aux baleines, en passant par les requins et les phoques, y sont déformés par leur fusion avec des sacs plastique, donnant lieu à d’hallucinantes chimères. L’IA est très performante pour agréger les images et fabriquer des monstres – il n’en reste pas moins que le mérite de rendre étouffant leur hallucinant montage revient à Laen Sanches, pour le cri de détresse océanique, informe, abstrait, terrifiant, qu’il laisse entendre.

2. D’Amour et d’eau frette, d’Ariane Moisan (Canada, 13 min)

Le ton général de la programmation était cependant optimiste. Dans le cas des surfeurs québécois des îles de la Madeleine, pris dans la banquise tout l’hiver, le dérèglement climatique est même une raison de se réjouir, quoiqu’on n’en soit pas fier. « Nous, on aime bien quand il y a moins de glace », avoue le protagoniste du court-métrage d’Ariane Moisan, D’Amour et d’eau frette, qui le suit sur les vagues d’eau froide comme dans les intérieurs où la communauté se regroupe, pendant les longues nuits, pour jouer de la musique.

3. Obseassion, de Laura & Romain Decomble (France, 33 min)

L’optimisme tenait avant tout à l’augmentation du nombre de femmes sur les planches. Côté courts toujours, Obseassion, de Laura & Romain Decomble, suit une bande de filles en road trip sur les plages de la péninsule ibérique. Tout un female gaze du surf s’y met en place, à travers le regard d’une photographe espagnole qui explique : « ce n’est pas la vague que je veux photographier… c’est la féminité. » (« Not capture the wave, capture the femininity ! »). On y découvre ainsi la nuance entre le surf masculin traditionnel (planches courtes, culte de la performance) et le surf féminin, pratiqué sur des longboards plus lourds, mettant en avant l’équilibre et la méditation. Lors du noseriding, où l’on s’avance en marchant vers la pointe de la planche, les femmes guident le mouvement de la glisse avec leurs hanches, là où les hommes le font avec leurs genoux, le bassin en avant. Sur les longboards, on croit voir la Venus de Botticelli, peut-être même Ursula Andress… mais cette fois en action. « C’est juste joli à regarder », conclut la photographe. On confirme.

4. The physics of noseriding, de Lauren H. Hill (Australie, 10 min)

Nouveau court-métrage, nouvelle réalisatrice : Lauren H. Hill signe avec The physics of noseriding un petit traité à la Wes Anderson des lois de la physique apparemment bravées par le noseriding. Le surf n’est toujours pas le sujet central, et il s’agit moins d’un cours de physique que d’histoire. Ce qui compte, c’est de rappeler comment les Premières Nations d’Océanie pratiquaient déjà le surf avant sa popularisation par les Blancs, et de montrer une jeune femme s’en réapproprier la technique – on est alors en territoire autochtone Bundjalung, sur la Gold Coast australienne, au Sud de Brisbane.

5. Big Vs. Small, de Minna Dufton (Finlande, 76mn)

L’optimisme venait enfin de Joana Andrade, première femme à surfer les vagues monstrueuses de Nazaré, au Portugal, qui peuvent s’élever jusqu’à 30 mètres. Présidente du jury et protagoniste de Big Vs. Small, de la finlandaise Minna Dufton, Andrade a contribué ces dernières années à la revalorisation des prix accordés aux surfeuses – ajoutant le zéro qui manquait aux chèques des compétitions féminines. Le genre importe très peu lorsqu’il s’agit de dévaler une pente de plusieurs tonnes d’eau salée en mouvement, et le plan est toujours aussi romantique, homme ou femme, lorsqu’il s’agit de représenter l’humain tout petit face aux éléments déchaînés, face à lui – quelques jetskis dans le coin du cadre rendant compte de l’échelle, comme dans un blockbuster à plusieurs millions où des monstres jailliraient des mers.

Joana Andrade pratique le surf tracté, non le surf classique : un surfeur vous dirait que les deux disciplines ont très peu en commun. Le jetski sert à hisser la surfeuse au sommet des vagues et à lui donner son élan. De toute façon, le surf n’est toujours pas le sujet central. Minna Dufton s’est en effet intéressée à la surfeuse portugaise dans l’idée de lui présenter une compatriote, l’apnéiste Johana Nordblatt. Car le surf extrême pratiqué par Joana Andrade lui permet en partie d’exorciser le viol dont elle a été victime. Avec Johana Nordblatt, c’est une nouvelle façon de digérer la violence qu’elle vient découvrir dans un lac lapon : comment, écrasée par une vague après un wipe out, garder son calme sous l’eau ? Et Minna Dufton de tourner cette séquence hallucinante où l’apnéiste finlandaise explique à sa pupille portugaise, tout sourire, après avoir scié un trou dans un lac gelé, qu’il faut maintenant descendre sous la glace, retenir son souffle, et apprendre, ici, à conserver son calme.

« Si tu ne penses pas à quelque chose négativement, tu peux te sentir détendue dans cette situation » : l’objectif, pour la survivante qu’est Joana Andrade, est ainsi de retourner rendre visite à la mort et de l’apprivoiser – pour éprouver son désir de rester en vie. « Les petites vagues, c’est pour s’amuser, raconte-t-elle après la projection. Les grosses… c’est pour ressentir la peur, et y aller quand même ».

Évidemment, on pense à Avatar 2 à chaque projection du festival, mais à la fin du film surtout, quand l’adolescente jouée par Sigourney Weaver donne des cours d’apnée à ses parents, et leur apprend à gérer leur panique. Le surf consiste avant tout à savoir gérer des forces qui menacent de nous submerger – littéralement et métaphoriquement. Dans les derniers mots du générique, Minna Dufton ne parlait pas de connexion à l’océan, mais à soi-même : « Don’t be alone with a trauma » (« Ne restez pas seule avec un traumatisme »).

6. African Territory, de Julian & Joaquin Azulay (Argentine, 112 min)

Au jury du festival, aux côtés de Joana Andrade, se trouvaient également les frères Azulay, surfeurs argentins venus présenter la première partie de leur documentaire consacré à leur road trip monstrueux : partis de Gibraltar, les frères ont longé tout le littoral africain – on saura jusqu’où ils sont allés l’année prochaine. Ou comment un projet tout bête – longer « l’Afrique » dans une ambulance Mercedes customisée, surfer partout – se change en documentaire ethnologique, un pays après l’autre. Jean Rouch, Jean surfe.

Occupation du Sahara occidental, excision, Ebola, guerre civile, pollution, pauvreté extrême… Du Maroc au Nigeria, en passant par la Mauritanie et le Sierra Leone, les surfeurs se retrouvent confrontés au réel dans tout ce qu’il a de plus chaotique et d’horrible. La scène la plus impressionnante ? Certainement pas du surf – mais quand, sous une pluie torrentielle, Julian & Joaquin aident à désembourber de vieilles voitures surchargées pour libérer un chemin et atteindre une frontière dans le temps imparti par leur Visa. Sans parler des sourds-muets atteints du syndrome de Waardenburg, dans un Ghana superstitieux où, par crainte de la contagion, on les laisse errer nus, abandonnés, pestiférés. La caméra des frères Azulay saisit furtivement la détresse abyssale de l’un de ces hommes. Autant dire qu’on ne s’attendait pas à croiser un regard pareil dans un festival de surf.

Quant aux scènes tournées sur les vagues, elles ne sont jamais à propos des voyageurs. Voici la crête la plus délicate à tenir : comment éviter l’obscénité d’un film sur deux Blancs venus s’enjailler chez les pauvres ? Systématiquement, le surf est l’occasion de rencontrer des gens, et les scènes de glisse sont l’occasion d’un montage parallèle avec les autochtones qui parlent d’eux en off, de Mohammed, chanteur de Guinée Conakry, à cette jeune femme mutilée, ayant rejoint les vagues comme Joana Andrade – pour exorciser. Au Bureh Beach Surf Club, c’est une véritable pratique thérapeutique qui se met en place. « Si une femme veut surfer, qu’elle vienne, on la nourrira et on lui apprendra à surfer », propose, face caméra, la première surfeuse du Sierra Leone. « Don’t be alone with a trauma », encore.

7. Dancing on water, de Josh Hauser (Australie, 12 min)

Tel était encore le mantra du court-métrage de l’Australien Josh Hauser, Dancing on water, dans lequel un homme atteint d’une leucémie passe ses derniers mois sur les vagues avec sa fille – dont on retiendra un plan étonnant tourné dans le tube par la surfeuse elle-même, au moyen d’une perche à selfie… et le passage en transparence, à travers l’eau, d’un autre cadreur. Le discours social n’est jamais loin de fulgurances esthétiques.

8. Ora, de Michel Garcia (France, 52 min)

L’image d’Épinal du surfeur hawaïen se voyait enfin remise en cause par la valorisation de personnes handicapées : dans Ora, Michel Garcia suit trois hommes, Ben, Jérôme et Eric, pour qui le surf, toujours thérapeutique, apparaît comme une nouvelle manière d’exorciser ce qui, sur la terre ferme, tient du « handicap », et que le surf permet de confondre dans l’harmonie d’une glissade sur l’eau. L’un a perdu un bras, l’autre porte une prothèse de jambe, le troisième, ayant perdu l’audition, doit surfer sans se fier au bruit des vagues. A Tahiti, ils rencontrent des jeunes dans la même situation qu’eux, créent des prothèses et des planches adaptées à certaines formes de paralysie : « le but, c’est pas de surfer pour toi », explique Eric. On retrouve le plaisir du surf, proche de celui d’œnologues décrivant les vagues en adjectifs choisis : dangereuses, intenses, tubulaires… tandis que le plaisir cinématographique suit : un ride réussi ne l’est jamais autant qu’accompagné d’un mouvement de caméra parfait d’un bout à l’autre – même s’il est impossible de surfer en pensant à autre chose qu’à la vague en cours.

9. Facing Monsters, de Bentley Dean (Australie, 94 min)

Bouquet final, film de clôture : Facing monsters reprend l’imaginaire des monstres japonais à la Pacific Rim. Dans l’océan Austral où Kerby Brown part chercher les vagues les plus impressionnantes, tracté par son frère sur le jetski, cet œnologue de la houle s’étonne de la difformité de ce qu’il découvre. Le résultat évoque un Hokusai sous stéroïdes, filmé au drone : dans Facing Monsters, contrairement à Big Vs Small, les vagues ne sont pas hautes, mais épaisses. Elle se forment à proximité des rochers : lorsqu’elles cassent, l’écume envahit toute l’image et le surfeur, tout petit, en jaillit miraculeusement après avoir disparu quelques secondes. Toute chute présente un danger mortel. Rien de plus cinégénique et à chaque ride, le public retenait bruyamment son souffle.

On pense bien sûr à Free Solo, ce documentaire oscarisé sur Alex Honnold, grimpeur lancé dans l’escalade sans protection d’une paroi de Yosemite. La crainte est réelle de voir le héros du film se tuer devant les caméras, et si celui-ci ne redoute pas la mort, les documentaristes s’attardent sur sa famille, et les gens qui pourraient souffrir de sa perte. Comment filmer la prouesse sans déconcentrer l’athlète ? Dans le cas du grimpeur, les caméras sont rares ; les surfeurs sont plus habitués aux cadreurs. Mais lorsque la catastrophe se produit, on partage la sidération de la caméra qui continue de tourner. Le surfeur refait surface, le dos et la nuque disloqués, le crâne en sang d’avoir été lessivé sur des rochers. Encore une fois : on ne s’attendait pas à des émotions aussi fortes.

Si l’on n’aura pas beaucoup pensé à Brice de Nice lors du festival (sauf peut-être lors du Jour du Surf  de Maximilien Bert-Pallier, très court-métrage humoristique sur une mer étale), on n’aura en revanche beaucoup pensé, en particulier devant Facing monsters, à Kathryn Bigelow. Non pas celle de Point Break, mais celle de Démineurs. Même disloqué par l’océan austral, le surfeur de Bentley Dean continue d’avoir envie de réessayer – pour le défi et pour l’adrénaline. Les surfeuses d’Obseassion se félicitaient d’avoir une addiction qui ne soit pas nocive pour la santé, mais l’on comprend que dans certains cas, l’océan vaille les drogues dures les plus meurtrières. On peut le comprendre : après ces quelques jours de plans grisants, on voulait encore et toujours revoir ces vagues d’Hokusai animées, tantôt tendres, tantôt voraces, et partager l’excitation d’être sur les planches comme celle d’être derrière la caméra. Comme à la fin d’un festival de cinéma, quoi.

La 6e Édition du Brest Surf Film Festival s’est déroulée du 17 au 20 mai 2023

Camille Brunel
Camille Brunel

Journaliste en attente du prochain texte. Auteur jusqu'à présent d'une centaine d'entre eux pour Independencia, Débordements et Usbek&Rica, et de trois bouquins: Vie imaginaire de Lautréamont, La Guérilla des Animaux et Le Cinéma des Animaux. Attend la suite.

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