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Une tribune récente signée par la cheffe d’orchestre Marin Alsop, l’une des rares femmes à être parvenue à tenir ce poste dans les plus prestigieux orchestres mondiaux, a fait pas mal parler d’elle de par les critiques qui y sont adressées à l’encontre de Tar, sous l’angle de la problématique de la représentation des femmes de pouvoir : celles-ci étant trop peu montrées, au cinéma ou ailleurs, il est regrettable que les rares occurrences soient négatives comme l’est Tar. L’argument est assurément recevable – on sait les ravages qu’ont causé des décennies de représentations à l’écran négatives, méprisantes ou encore parcellaires de toutes les catégories victimes de discriminations selon le genre, l’origine, la religion, l’orientation sexuelle –, seulement il ne s’applique pas au film en question, dont l’héroïne n’est de toute évidence plus une femme tant elle se comporte de bout en bout à la manière d’un homme, et plus précisément d’un homme de pouvoir.
Le pouvoir a un genre, affirme l’auteur et réalisateur de Tar Todd Field (qui signe là son premier long-métrage depuis l’excellent Little Children en 2006), et ce genre est irrévocablement masculin, dans ses pires travers de prédation et de domination envers le reste de la société. Lydia Tar, la protagoniste, est montrée sans équivoque comme ayant tourné le dos au camp des femmes et à ses luttes pour rejoindre la caste cruelle et sans pitié des hommes de pouvoir. En poussant un peu plus loin (pas beaucoup trop), on peut même concevoir une théorie d’analyse selon laquelle Lydia est interprétée par une femme parce qu’elle se perçoit comme telle intérieurement, mais que le reste des personnages la voit et la traite comme un homme car c’est bel et bien ce qu’elle est extérieurement. Peu de dialogues ou scènes du film prennent en défaut cette théorie, et de moins en moins à mesure que le récit progresse dans son entreprise de déboulonnage de la statue de Lydia Tar.
Dans son prélude, cette entreprise démarre pourtant sur un faux rythme, et en semblant s’engager sur la voie inverse – celle de l’adhésion au personnage et à ses valeurs. L’écriture et la mise en scène de Todd Field se fondent alors dans le moule, elles épousent pleinement les codes en vigueur dans le monde totalement hors-sol de la direction des orchestres philharmoniques majeurs de la planète, dont Lydia est un des maîtres. L’introduction du film donne le sentiment que le rapport de force est de deux contre un en notre défaveur ; l’œuvre et son personnage contre le public, confronté à un véritable mur composé par une manière de paraître, de penser et de parler qui sont étrangères à lui le profane et qui sont instrumentalisées pour le faire se sentir inférieur. Le premier accroc dans la cuirasse dorée de Lydia intervient précisément lors de sa première confrontation avec un outsider qui refuse de s’en laisser compter, et qui soutient au contraire l’épreuve du rapport de force. Face à un de ses étudiants en musique qui exprime posément son droit à une construction musicale personnelle autre, Lydia s’énerve seule, montant dans les tours en même temps que la qualité de ses arguments descend en flèche, jusqu’à s’en prendre, en dernier recours, au physique de son interlocuteur.
Cette mini crise donne le coup d’envoi du premier acte, qui occupe l’essentiel du récit car c’est à dessein qu’il est étiré, et répétitif ; comme le sont la pratique cruelle du pouvoir par Lydia depuis tant d’années, tel un Harvey Weinstein au long faîte de sa gloire (la froideur clinique de la démonstration de Tar rappelle, en plus détaillé, les témoignages qui émaillent le film-dossier She Said consacré à l’affaire Weinstein il y a quelques mois), et l’acceptation de ces humiliations par des subalternes soumis et impuissants. Sa compagne, son assistante, ses musiciens, son équipe, tout le monde sans exception subit le joug de Lydia, ce qui ramène ces pronoms (« sa » compagne) à leur définition de pronoms possessifs – toutes ces personnes sont bel et bien la propriété de Lydia, qui en use et en abuse à sa guise, à des fins invariablement égoïstes et en épousant une attitude résolument masculine. Sans que l’on puisse déterminer si c’est l’exercice du pouvoir qui l’a rendue ainsi, ou s’il s’agissait d’un préalable nécessaire à l’atteinte du pouvoir, toujours est-il que Lydia se pense et agit en mâle alpha (elle insiste pour se faire appeler « maestro » et non « maestra »), avec les excès toxiques que cela implique. Elle menace une petite fille qui embête sa fille à l’école, promeut une nouvelle violoncelliste sur la base de son physique puis emploie les ressources liées à son pouvoir à la séduire, détruit en un claquement de doigts les carrières de ses protégées lorsqu’elles deviennent gênantes pour sa position ou sa réputation. La rupture entre Lydia et son sexe est consommée au moyen d’un échange tout simple : lorsqu’une autre femme lui parle du 8 mars, Lydia n’a aucune idée qu’il s’agit de la journée internationale des droits des femmes – et l’apprendre ne lui fait aucun effet.
Cette maîtrise des frappes cinglantes assénées au personnage, et des ellipses qui le sont tout autant, est un des points les plus marquants de la réalisation impressionnante de Todd Field. Sa gestion de la distance envers Lydia l’est également. Après avoir simulé l’osmose avec elle et son microcosme, Tar s’en désolidarise d’un coup, à l’image de ce que fait au sein du récit Francesca, l’assistante interprétée par Noémie Merlant, lorsqu’elle encaisse de sa patronne la brimade de trop. Elle disparait tout bonnement du film, non parce qu’elle en serait exclue mais parce qu’elle s’en retire, selon la maxime « on se lève et on se casse » de Virginie Despentes. « Et on casse », ajoute Francesca : son héritage suite à sa disparition est la somme des preuves nécessaires pour mettre en branle la déchéance de Lydia Tar. Celle-ci s’accompagne d’un brusque et étonnant changement de tempo, le second acte du scénario étant heurté et précipité comme l’est la chute brutale de la protagoniste. A l’accumulation de petits cailloux – des détails et des sous-entendus – du premier acte succède l’éboulement par pans entiers de la montagne d’emprise et d’hégémonie érigée par Lydia. Ce dernier mouvement nous tient en haleine en ne levant le voile sur sa finalité que dans les tous derniers instants ; deux temps de pure mise en scène (dans la nouvelle salle de concert occupée par Lydia, et dans un salon de massage où sa nature profonde d’homme prédateur pratiquant la prostitution d’autrui lui éclate au visage), où la force des images se passe de tout commentaire ou dialogue, qui composent un grand final à la hauteur de la magnificence d’ensemble du film.
TAR (Etats-Unis, 2022), un film de Todd Field, avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss. Durée : 158 minutes. Sortie en France le 25 janvier 2023.