Entretien avec Ariel Escalante Meza, réalisateur de DOMINGO ET LA BRUME : « Pour moi, l’esthétique et la politique sont une seule et même chose »

Domingo et la brume fut une des belles révélations de la sélection très solide du Certain Regard cette année. Rencontre avec son réalisateur Ariel Escalante Meza, qui nous parle avec passion de la nature duale du film, relevant du cinéma de genre tout en étant en première ligne de la contestation politique.

L’atmosphère du film évoque l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, que vous citez justement dans le dossier de presse. C’était une influence explicite pendant l’écriture et le tournage ?

Je fais en sorte de ne pas citer trop explicitement des influences cinématographiques dans mes films, pour ne pas influencer les spectateurs. Je préfère intégrer des références venant d’autres formes d’art. Néanmoins, j’ai une grande admiration pour les films d’Apichatpong Weerasethakul, ce qui transparaît inévitablement dans Domingo et la brume – de la même manière que David Lynch est lui aussi fortement présent, en filigrane. Ce que je trouve remarquable chez Weerasethakul est le fait qu’en partant d’un cinéma de niche, il en soit arrivé à influencer des créateurs dans d’autres arts et sur d’autres continents.

Justement, puisque vous évoquez David Lynch, la fin est ambiguë, pouvant être interprétée comme un purgatoire, une « red room » comme dans Twin Peaks.

Mon souhait pour la fin de l’histoire était de ne surtout pas guider le public vers une interprétation trop claire, trop évidente, car à mon sens la résolution de cette intrigue ne pouvait pas être trop simple. J’ai donc orienté le film dans l’autre sens, pour que chaque spectateur puisse se faire sa propre idée de la fin, son propre film dans sa tête. Nous l’avons montré à mille spectateurs hier lors de la première en salle Debussy, j’aime l’idée qu’il y a potentiellement mille films qui ont été imaginés.

Y a-t-il une histoire vraie en particulier qui a servi de base au récit de la menace d’expropriation à laquelle Domingo est confronté ?

C’est un problème majeur en Amérique Latine. On peut remonter jusqu’à il y a cinq cent ans, lorsque les espagnols sont arrivés et qu’ils ont dépossédé les communautés indigènes de leurs terres, un phénomène qui se poursuit encore aujourd’hui. C’est une des nombreuses conséquences désastreuses du capitalisme, dans le monde entier, de sorte que les spectateurs en Chine, en Afrique, en Europe peuvent parfaitement le comprendre. Il y a de nombreux scandales de la sorte au Costa Rica, où le prix à payer pour le « progrès » est très élevé. On y construit à tour de bras des autoroutes, des palais des congrès ! Le tournage s’est terminé en mai 2021, et à peine deux semaines plus tard la plus grosse affaire de corruption du pays éclatait – elle concernait justement un projet d’autoroute, comme dans le film. Une autre histoire qui m’a particulièrement marqué a été le meurtre de deux militants indigènes. Sergio Rojas, qui se battait pour récupérer des territoires de sa communauté spoliés par la bourgeoisie, a été assassiné puis Jhery Rivera, qui avait repris sa lutte, a été tué à son tour. Ces deux meurtres n’ont pas fait l’objet d’enquêtes correctes, aucun coupable n’a été inculpé et les autorités se sont empressées d’enterrer l’affaire. Il y a toute cette violence au Costa Rica, dont on n’entend pas parler, en dehors ou même à l’intérieur du pays. Quand ils entendent parler d’assassinats, les gens pensent que ce sont forcément des voyous qui s’entretuent, ils ne font pas le lien avec la politique. Je souhaite que mon film contribue à changer cela. Je veux que mon pays accepte de regarder en face la violence et l’injustice qui le rongent, et que l’on puisse en parler ouvertement, travailler à changer les choses.

Est-ce qu’il existe une contestation artistique et politique forte dans le pays, contre cette corruption ?

Je pense qu’au Costa Rica, nous en sommes revenus au stade où nous devons frapper de grands coups avec nos œuvres pour nous faire entendre. J’ai été très influencé par ce que l’on nomme la « décennie dorée » de la littérature costaricienne, dans les années 1930, composée d’œuvres relevant du réalisme magique mâtiné de discours socialistes. A cette époque l’art était engagé, accompagnait réellement les luttes sociales, ce qui a disparu depuis. Je souhaite contribuer à remettre la politique au premier plan de l’art, à générer des débats de société. J’aime les films qui parviennent à être plusieurs choses en même temps, à entremêler des sujets intimes et plus généraux. Car pour moi, tout est politique, l’esthétique et la politique sont une seule et même chose. Même si vous faites une romcom superficielle, sans y penser vous faites de la politique, vous vous positionnez vis-à-vis de l’establishment dont les mains sont couvertes de sang – c’était peut-être un peu fort, ça !

Vous avez raison, les personnages que l’on écrit, les histoires que l’on raconte, sont toujours porteurs d’un point de vue politique – d’autant plus quand on n’en a pas conscience…

Oui ! Ou pire encore, quand on le cache à son public qui ne peut du coup pas en prendre conscience, qu’on le manipule.

Au Costa Rica, comme dans beaucoup d’endroits, la majorité des artistes sont issus de milieux favorisés, donc peut-être que nous ne savons pas porter notre regard là où il est nécessaire

Le film est visuellement frappant car aux antipodes de l’image de carte postale ensoleillée et paradisiaque que l’on peut avoir du Costa Rica.

Le Costa Rica est encore un pays sous-développé, avec un grande proportion de gens vivant sous le seuil de pauvreté. Et le piège, c’est que vous entendez beaucoup de gens dire « oui mais quand même, au moins nous ne sommes pas tel ou tel pays ». Oui, évidemment, le Costa Rica n’est pas aussi violent ou dur à vivre que d’autres endroits, mais les gens y souffrent bel et bien, et sont victimes d’oppressions et d’injustices dont il faut parler. Au Costa Rica, comme dans beaucoup d’endroits, la majorité des artistes sont issus de milieux favorisés, donc peut-être que nous ne savons pas porter notre regard là où il est nécessaire.

Quel est l’état de la production et de la distribution du cinéma indépendant dans le pays ?

L’industrie du cinéma au Costa Rica est très petite, tout juste bourgeonnante – mon film est le troisième seulement à être présenté à Cannes, les trois sur les quatre dernières années, avec La danse du serpent à la Semaine de la Critique en 2019 et Clara Sola l’an passé à la Quinzaine des Réalisateurs. Les financements sont très faibles, et il n’y en a pas pour la distribution, vous vous retrouvez à devoir discuter avec les diffuseurs des films hollywoodiens. Même s’il commence à y avoir des projets de distribution indépendante, nous sommes seuls face au marché. Je sais que mon premier film (The sound of things) a été vu par très peu de gens au Costa Rica, c’est triste, assez décourageant. C’est une situation compliquée. Je sais déjà qu’il y aura plus de spectateurs en France qu’au Costa Rica pour Domingo et la brume.

Est-ce que vous avez eu l’occasion de voir des films pendant le festival ?

Je n’ai pu en voir qu’un seul ! Tori et Lokita, où j’ai pu aller à la séance de gala avec toute l’équipe de Domingo et la brume. J’ai trouvé le film très puissant, j’apprécie beaucoup la manière dont les frères Dardenne traitent de problématiques graves, et comment ils travaillent avec leurs comédiens.

Notre critique de Domingo et la brume est à lire ici.

Le 75ème Festival de Cannes s’est déroulé du 17 au 28 mai 2022.